Le pouvoir personnel : Afrique action

LE POUVOIR PERSONNEL

On prête à Farouk, alors roi d’Egypte ce mot devenu célèbre : « Bientôt il n’y aura plus que cinq roi : les quatre rois des cartes et … le souverain anglais ».

Que Farouk l’ait faite dans un moment de lucidité, ou qu’elle soit due à un humoriste égyptien, l’observation n’est vraie qu’en apparence. Certes, depuis la guerre surtout, les monarchies tombent une à une ou par paquets comme des feuilles d’automnes. Les peuples, visiblement, n’acceptent plus, au XXe siècle, d’être gouvernés – ou représentés – par un homme que rien n’impose que la naissance. On s’insurge contre « le roi divin » et les hommes « qui ne se sont donné que la peine de naître ». mais, dans la plupart des cas, on ne se libère pas du sentiment monarchique. Dans le cœur de chaque républicain, il y a un monarchiste qui sommeille, c’est bien connu : On refuse un roi imposé par la naissance, mais on brûle du désir de choisir un maitre ou d’avoir l’impression de le choisir.

Les hommes et les foules ont une sorte de besoin irrationnel et permanent de s’en remettre et de se donner à quelqu’un. Et, dans une nation ce quelqu’un se trouve toujours là, pour les prendre. On assiste donc, au XXe siècle, non pas à l’abolition de la monarchie, mais à sa transformation en un pouvoir qui ne s’en distingue guère que par deux traits : il n’est pas donné par la naissance, il se prend (et par conséquent, doit se garder) ; il ne se transmet pas et par conséquent, pose en permanence le problème de sa succession. C’est le pouvoir personnel, détenu par des hommes qui sont des présidents de républiques mais qui sont, en fait, des monarques sans le titre.

En Tunisie, Bouguiba a dit devant l’Assemblée National, le jour même où la monarchie était éliminée : « Je pourrais, ai-je le voulais, instaurer en ma faveur une monarchie et la transmettre. Je préfère la République ».

C’est vrai. Aujourd’hui il détient en droit et en fait plus de pouvoir que n’en avaient le Bey et le Résident Général réunis. De Gaulle, en France, domine son pays bien plus et bien plus complètement que les anciens rois de France. Abdel Nasser décide de tout en Egypte, souverainement. N’Krumah est en train de prouver que Ghana c’est lui. Sekou Touré, Fidel Castro, Houphouet Boigny, pour ne parler que des plus connus dans le Tiers-Monde, ont instauré ou sont en train d’instaurer, dans leurs pays, un pouvoir personnel du même ordre.

Le pouvoir personnel se conquiert de haute lutte, mais en très peu de temps : à partir d’une audience morale patiemment acquise en dehors du pouvoir – au cours d’une lutte de libération par exemple – et qui sert de tremplin, on gagne en quelques mois ou peu d’années, par une technique connue depuis longtemps et formulée par Machiavel, la suprématie absolue dans le pays et l’intégralité du pouvoir.

Toutes les forces rivales sont alors disloquées, subjuguées ou éliminée : le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’existe plus. Leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint du pouvoir qui s’adresse au peuple sans intermédiaire. Tout converge vers le détenteur du pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne.

Dans l’orbite du pouvoir en bénéficie d’une certaine considération, on joue un rôle. En dehors on n’a aucune présence.

La police n’est pas toute puissante mais omniprésente. La détention sans jugement existe mais elle est surtout utilisée comme moyen d’intimidation. Tout le monde peut être arrêté, mais les prisons ne sont pas pleines. C’est dire que le pouvoir personnel n’est pas la dictature qui, le plus souvent n’est que l’hégémonie totalitaire d’une catégorie de la population sur toutes les autres et qui de ce fait, secrète sa propre destruction. Non : le pouvoir personnel, même s’il tend vers la dictature lorsqu’il perd l’adhésion populaire, procède du consentement de la majorité et se fonde sur l’union nationale. C’est un compromis permanent entre la démocratie, difficile ou irrésistible dans certaines situations et la dictature contre laquelle on se soulève et qu’on finit toujours par abattre.

Parce qu’il est efficace quand l’homme qui le détient, par sa vigilance, son art de l’équilibre, son intuition permanente de la volonté populaire sait maintenir le compromis ; parce que la démocratie a trop souvent mené des pays à l’impuissance, à l’instabilité et au chaos, parce qu’il est plus supportable que la dictature contre laquelle il constitue quelquefois un rempart, le pouvoir personnel est aujourd’hui le type de pouvoir le plus répandu et qui présente sur une courte période, d’apparentes réussites.

Sur une courte période, mais après ? L’Histoire offre trop d’exemples de pouvoir personnel mué, au premier signe de lassitude, au premier choc, en dictature catastrophique pour ceux qui la subissent et pour celui qui la pratique, pour que nous, Africains, ne réfléchissions pas au devenir des pouvoirs que nous avons acceptés. Parce que le pouvoir personnel est tenu par un homme, il est frappé du sceau de la fragilité et de la précarité. Parce qu’il développe l’orgueil et le mépris chez celui qui le détient, la docilité et la servilité chez les autres, il est en lui-même une menace pour la santé morale d’un pays. Parce qu’il ne suscite pas l’information juste, la réflexion et la discussion il peut aisément se désorienter au sens propre du terme. Enfin, et par-dessus tout, parce que sa succession n’est ni réglementée, ni préparée, il voue le pays qui y a été habitué à ce désarroi qui n’a pas épargné l’Union Soviétique elle-même au lendemain de la mort de Staline.

Les structures d’un pays ou sa situation particulière peuvent appeler ou faciliter l’installation du pouvoir personnel que, seule, la présence d’un homme exceptionnel rend possible. Il n’en demeure pas moins que c’est un régime bâtard, qui ne peut « s’installer ». Il est condamné à évoluer, à se transformer : la pente savonneuse de la dictature est là qui l’attire pour le conduire à sa perte. A l’autre bout, la côte ardue, difficile qui, contre sa nature, peut mener le pouvoir personnel à créer ou à laisser se créer, progressivement, les structures et les institutions démocratiques qui prendront sa relève. Cette transformation, on ne peut l’entreprendre pacifiquement s’il ne l’accepte, mais on ne peut concevoir qu’il en prenne l’initiative si on ne le lui demande.

Cela étant, il est un critère irrécusable qui permet de déterminer dans quel sens évolue le pouvoir personnel en Tunisie, en Guinée, en Côte d’ivoire, à Cuba, etc. : voire si les tunisiens, les Guinéens, les ivoiriens, les Cubains ont, d’année en année, plus de liberté ou plus de coercition.

TUNISIE

Le pouvoir personnel

Les Tunisiens ont lu et d’intérêt « El Amal » la semaine dernière. L’organe central du Néo-Destour publiait une suite d’articles intitulés « Le pouvoir personnel et la démocratie ».

L’auteur prend son départ en se référant à l’article paru dans notre journal il y a cinq semaines sous le titre : « Le pouvoir personnel ». La réplique est tardive : on a sans doute pris le temps de la réflexion, si l’on peut dire.

Dans cette laborieuse entreprise rédactionnelle, à travers le fouillis du verbe et les élans déclamatoires apparait comme un essai de démonstration : il s’agit de répondre à « Afrique Action » et à la « Tribune du Progrès » (qui, entre temps, avait approuvé notre analyse) sur le problème du pouvoir personnel. En leur clouant le bec, si possible.

Aux 2,000 mots imprimés par la « Tribune » et nous-mêmes, « El Amal », oppose la quantité : vingt, mille mots en cinq ou six articles. C’est beaucoup. Ce n’est pas lumineux. Et cela procède par allusions finaudes ou malveillantes, par développements contradictoires, par des exhortations qui n’émeuvent pas et des apostrophes qui tombent à plat. Il y est dit (à peu près) ceci : « L’affreux « Afrique Action » à droite (sic), et la lubrique « Tribune » à gauche, se mêlent de discuter le pouvoir personnel… Ce faisant, ces dissimulés ne mettant en cause que la politique de Bourguiba. Eh bien, moi qui vous parle, je vais vous démontrer que cette politique … »

         Quoi, dit le lecteur, que cette politique est irréprochable, sans travers et sans failles …

         Pas du tout, dit l’éditorialiste qui s’élance dans une interminable prose où le régime est passé au plus sévère des cribles. Avec, au début de chaque paragraphe, des introductions du type « nous ne craignons pas de dire que … » ou « il ne sert à rien de cacher que … » Cela tient du jeu de société (« je fais tour à tour le procureur et l’avocat ») et du défoulement mental.

Vous connaissez ce procédé de vaudeville et de comédie légère qui consiste à faire à un personnage – Monsieur, si je ne craignais de contrevenir aux bonnes manières, je vous dirais que …

Et il le lui dit.

Dans le cas présent, il en rajoute. Pour faire authentique. Il faut dire que M. Boularès, directeur d’ « El Amal », qui signe cette étude, milite – en ce moment – dans les rangs Néo-Destour officiel et qu’il enfourche allégrement dans ce qu’il appelle son « étude » un « nous » qui voudrait engager le Parti, son Président, les militants et la nation vigilante ! Il nous semble déceler là quelque disproportion.

En vérité, il est arrivé au bourguibisme d’avoir des avocats meilleurs, et plus convaincants. C’est pourquoi nous ne polémiquerons pas. Nous ne jouerons pas le jeu des perfidies à bon marché. Ce n’est pas dans le tempérament de ceux qui font ce journal. Et ce n’est pas au niveau du sujet.

Il y a cinq semaine, nous avons écrit que le pouvoir personnel dans les pays sous*développés –et quelques autres – était sans doute une fatalité historique. Nous en avons analysé les limites, les défauts, les avantages et les risques.

Oui, il y a pouvoir personnel et pouvoir personnel. Celui que Bourguiba détient en Tunisie a été secrété par l’histoire. Il est venu « de soi », il s’est naturellement imposé, les Tunisiens l’ont accueilli. Et – comme c’est notre cas – soutenu.

Aujourd’hui, nous estimons, que le pouvoir personnel de Bourguiba est, parmi ceux qui existent dans le monde, un des meilleurs. Qu’il est adapté à la situation actuelle de la Tunisie, mais qu’il se doit d’évoluer : c’est notre devoir de Tunisiens conscients, de proposer à la réflexion de nos compatriotes le sens que doit prendre, à notre avis, cette évolution. Nous avons dit que le pouvoir personnel – partout, et en Tunisie comme ailleurs – peut se sauver et sauver le pays auquel il s’applique s’il prend soin.

·        De ne pas glisser vers une dictature totalitaire qui s’exercerait dans le mépris des lois, des hommes et des institutions et qui courrait à sa perte (en ce moment même, le Ghana nous en offre un exemple) ;

·        De préparer sa succession et mener peu à peu le pays à une démocratie structurée ; d’asseoir en un mot des traditions républicaines.

A ces réflexions – qui se placent au seul niveau de la conscience – M. Boularès n’a pas répondu. Et nous n’attendons pas de lui qu’il le fasse.

Il nous est agréable, en revanche, de noter que depuis quelques semaines la vie politique connaît une animation nouvelle. Le gouvernement s’est réuni deux fois en deux semaines pour connaître et discuter de problèmes importants. Le bureau politique également. Le parlement sort d’une période ankylosée pour reprendre goût aux affaires de la République, et les journaux rendent compte de ses débats. Les débutés – décidément réveillés – vont même auprès de leurs électeurs pour les écouter et pour « rendre compte ». C’est un hommage à la base qui n’était plus dans les coutumes.

Tous ces symptômes, s’ils ne restent pas formels, sont encourageants. Voilà une manière – timide, mais c’est un début – d’adapter le pouvoir personnel de Bourguiba aux normes élémentaires de la démocratie, de préparer – sainement – l’avenir puisque aussi bien et en même temps on tente d’asseoir dans le pays des structures économiques, sociales et culturelles progressistes.

C’est par cette seule voie qu’on emportera l’adhésion des Tunisiens. Et l’on aura répondu aux arguments de notre éditorial sur le pouvoir personnel. Mieux qu’en 20,000 mots.

« AFRIQUE ACTION »

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