Les trois décennies Bourguiba : témoignage/Tahar Belkhodja

Les trois décennies Bourguiba : témoignage/Tahar Belkhodja

Paris : Publisud : Arcantères, 1998. 286 p. 24 x 16 – (Les Témoins de l’histoire)

Dirigeants politiques et grands commis de l’Etat au Maghreb ne nous ont pas habitués à produire des mémoires pouvant de matériau pour écrire l’histoire de leur pays depuis les indépendances. Tout au plus nous livrent-ils des plaidoyers pro domo, qui sont tout autant des réquisitoires contre leurs adversaires et ne nous apprennent rien sur le fonctionnement des régimes qu’ils ont servis ni sur la culture politique ambiante. Cet ouvrage, rédigé à partir de sources souvent inédites et d’une expérience approfondie du sérail bourguibien, tranche heureusement avec cette habitude et constitue peut-être une première : un homme qui accompagné Bourguiba dans l’exercice du pouvoir presque continûment et parfois à des postes clés, procède à une approche de cette période qu’on pourrait comparer à celle à laquelle se livre Alain Peyrefitte sur De Gaulle avec le bonheur d’écriture que l’on sait. Tahar Belkhodja se définit comme un privilégié du système, qui fut catapulté très jeune dans le cercle du pouvoir. Mais il montre, de manière convaincante, comment, à partir de 1977, il a voulu faire évoluer le régime bourguibien de l’intérieur : en « proposant », voire en « semi-opposant », à partir du moment où, en qualité de ministre de l’Intérieur, au milieu des années 1970, et de l’Information, au début des années 1980, il a cherché à introduire des germes de pluralisme et posé des actes favorisant l’émergence d’une « démocratie d’opinion ». Il n’hésite pas à s’autocritiquer et regrette de ne pas avoir donné sa démission après la première expérience ratée de multipartisme aux élections législatives à l’automne 181. Et il critique sévèrement ce système politique où, d’une part, la personne de l’émancipateur de la nation tunisienne ne tarde pas à se confondre avec l’essence de l’Etat, ce qui engendre une dérive « patrimonaliste » sensible à partir des années 1970, et où, d’autre part, le parti au pouvoir, en s’incrustant interminablement, devient un parti de pouvoir. Mais les souvenirs de T. Belkhodja constituent surtout une mine d’informations exceptionnellement riche et topique tant sur les crises internes qu’externes qui ont ponctué le régime fondé par Bourguiba. Sur la crise de Bizerte, l’ancien ambassadeur de Tunisie à Paris en 1971 nous donne sa vision des faits, qui ne grandit pas Bourguiba, ce mégalomane se prenant pour un « Jugurtha qui a réussi ». Sur les conférences improvisées du Kef et de Djerba, qui, l’une et l’autre, explorent les modalités d’une union algéro-tunisienne, puis lybo-tunisienne, le récit de Belkhodja est de première main et très révélateur du climat de surenchère émotionnelle dans lequel évolua l’unionisme panarabe jusqu’au seuil des années 1980. Mais, à notre sens, plus équilibrée et sereine, des grandes secousses intérieures qui faillirent emporter le régime à laquelle parvient cet ancien responsable de l’ordre public : en particulier le « jeudi noir » (12 juin 1978), qui scelle dramatiquement la fin de l’ère non violente de l’histoire de la Tunisie postcoloniale. Belkhodja montre bien l’enchaînement des circonstances au bout duquel se déchire le pacte social conclu entre Ben Achour, le patron de l’UGTT, praticien d’une forme de « césarisme social », et Nouira, qui voulait dégripper un régime politique figé à la manière dont Chaban-Delmas se proposait de réformer une société bloquée. Et puis, cet ouvrage, écrit dans un style prenant, mitraille femme d’influence, dont Belkhodja met en exergue le sens de l’intérêt général. Jamais on n’avait vu Bourguiba et son entourage, dont Wassila, sa deuxième épouse femme d’influence, dont Belkhodja met en exergue le sens de l’intérêt général. Jamais on n’avait vu Bourguiba de si près et réalisé quel point il était cyclothymique : lutteur souvent déprimé, parfois au bout du rouleau, mais toujours rebondissant, mais aussi homme l’Etat imposant sa vision d’une Tunisie commençant bien avant l’islam et la faisant remonter à Carthage, et patriote plus familier des personnages d’Hannibal et de Jugurtha que de saint Augustin et d’Ibn Khaldûn. On regrettera seulement que l’auteur exécute si vite le personnage d’Ahmed Ben Salah et fustige si catégoriquement l’expérience (trop dogmatique : c’est vrai) des coopératives agricoles pour suivie de 1961 à 1970. Ici, on surprend l’essayiste, qui écrit à l’époque d’un libéralisme fin de siècle dont les paysanneries d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud pâtissent au premier chef, si bien que la Banque mondiale prône à nouveau le coopératisme, non plus comme alternative au collectivisme agraire des régimes communistes, mais à l’agro-business qui prolifère dans les pays du Sud. Bref, on surprend notre mémorialiste à s’accorder trop opportunément avec l’air du temps et à juger le passé proche avec les idées d’aujourd’hui. Cela dit, son ouvrage, passionnant à lire, constitue un témoignage capital pour comprendre la nature de la za’ama (leadership de nature charismatique) de Bourguiba et revivre les moments forts qui jalonnèrent l’exercice du pouvoir par cet homme exceptionnel.

Public cultivé                                                                                     BCLF 608 mai 1999

 

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