Le Sud tunisien, une semaine après les émeutes (Libération)

Le Sud tunisien, une semaine après les émeutes

Libération

 10/01/1984

La ville minière de Metlaoui a vécu les violences des « émeutes du pain » (qui ont fait là 5 morts) et les manifestations de joie pro-Bourguiba qui ont suivi, le vendredi. Le travail a repris dans mes mines de phosphate, le couvre-feu est toujours instauré.

Metlaoui, 40.000 habitants, a eu cinq morts la semaine dernière. La violence n’a pas épargné cette petite ville minière (située à 400 km au sud-ouest de Tunis) un peu triste sous le soleil d’hiver, avec sa voie ferré la coupant en deux, les fumées verdâtres s’échappant de la laverie de phosphate et, en arrière plan, les contre-forts pelés de la chaîne de l’Atlas saharien.

Tout a commencé lundi avec une manifestation « pacifiste » et sans  doute spontanée. L’augmentation des prix du pain, de la semoule et des pâtes – représentant plus des trois-quarts des budgets familiaux dans le sud, sous-développé – était entrée en vigueur la veille. L’UGTT (Union générale des travailleurs tunisien, syndicat unique) a encadré la protestation.

…Une foule peu nombreuse – cent ou deux cents personnes – s’est alors attaquée à la sous-préfecture, à la municipalité, au dépôt de la recette fiscale où les réserves de tabac ont été pillées. On a aussi cassé quelques vitres de la villa du PDG de la Compagnie des Phosphates et tenté de brûler ses voitures. Mais des syndicalistes se sont interposés. Il n’y a pas eu, ce lundi, de véritable affrontement : Metlaoui n’a que neuf policiers. La moitié d’entre eux seulement auraient en service et on leur aurait retiré armes et munitions… Une personnalité de la ville se demande d’ailleurs si quelqu’un n’a pas ainsi voulu avoir la tête du ministre de l’Intérieure. Il était effectivement démis samedi de ses fonctions.

Mardi, la mine fermait ses portes. « Uniquement par mesure préventive », assure son PDG M. Mohamed El Fadgel Khamil, en blouson de cuir, dans son bureau cousu aux portes capitonnées, orné d’un portrait du président Bourguiba. « Les mineurs n’ont cassé aucun de leurs outils de travail et n’envisageaient pas de faire grève », ajoute-t-il. Pourtant selon lui les « éléments déchaînés, avides de massacres » sont eux, redescendus dans les rues de Metlaoui. Ils y ont, mardi, trouvé la Garde nationale dont la fonction est celle de nos gendarmes. C’est elle qui a tiré, pendant plusieurs heures, jusqu’au début de l’après-midi. Bilan : cinq morts. L’armée n’est arrivée que mercredi. Elle n’est pas intervenue : le calme était déjà revenu. Pour éviter toute nouvelle flambée, le directeur de la Compagnie, qui a été gouverneur et joue visiblement le rôle d’homme politique local, a fait en sorte qu’on contrevienne un peu aux ordres venus de Tunis. On a bien enterré les morts le soir, dès que la population eut appris la suppression des augmentations de prix : « Vivre Bourguiba ! », a crié la foule, tandis que les femmes poussaient leurs yous-yous et que l’on jetait des baquettes de pain en l’air…

Le travail a repris dans mes mines. Seul le couvre-feu continue de le perturber. Hier encore, il restait en vigueur dans  tout le pays, de 20h à 4h du mati. Deux blindés militaires surveillaient les entrées de Metlaoui, mais il s’agissait surtout, emble-t-il, de ne pas lever trop brutalement le couvercle de la marmite.

Un cadre de la compagnie des phosphates se déclare pourtant convaincu que les événements de la semaine dernière sont « très graves » dans ce qu’ils impliquent pour l’avenir. L’augmentation des prix a bien été le motif essentiel de l’explosion de colère spontanée, insiste-t-il. Il n’en pense pas moins que les extrémistes islamistes ont su en profiter. Le calme revenu, le directeur de la compagnie a, pour sa part, fait pression pour que les autorités de Metlaoui libèrent les militants du parti communiste, « qui sont de notre avis ». M. El Fadhel Khamil estime que « le plus grand danger, pour la Tunisie, vient des extrémistes musulmans ».

Le fait que les mêmes gosses aient violemment manifesté le lundi et le mardi, et crié vivre Bourguiba le vendredi prouve, selon le cadre de la Compagnie déjà citée, « l’extrême manœuvrabilité, la non-politisation d’une majorité de Tunisiens ». Les militants islamistes, eux-mêmes « non-politisés mois remarquablement disciplinés » seraient très forts sur ce terrain. D’autant plus qu’aucune autre force politique n’a prouvé sa capacité à canaliser la violence vers des voies démocratiques, pas même le parti socialisme destourien (PSD, au pouvoir et quadrillant le pays). C’est comme si le retour au calme n’avait dépendu que un seul homme : le président Bourguiba. Mais il aura bientôt 81 ans et lui-même, vendredi, semblait sincèrement étonné des réactions provoquées par l’augmentation des prix du pain dans le pays.

A Gafsa, centre minier, on a aussi brûlé, cassé, et mis à bas la statue du Combattant Suprême. Des gamins auraient même pissé dessus. Il y a eu quatre morts. Vendredi pourtant, la foule criait vive Bourguiba. A Kasserine, plus au nord, les manifestations de joie ont failli mal tourner : l’armée n’avait pas été avertie du discours présidentiel les ayant motivées !

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