B. Salah Le vent finit par se dissiper (Af as 9 juillet 1973)

Afrique-Asie 9 juillet 1973
LA NUIT FINIRA
PAR SE DISSIPER
PAR AHMED BEN SALAH

Aujourd’hui, j’estime qu’il est de mon devoir, en tant que citoyen et en tant que militant, de réfuter vos prétentions en revenant sur des faits que le grand nombre n’a certainement pas oubliés. La vérité doit éclater pour que tout le peuple se persuade de mon innocence de toutes les accusations dont vous avez cherché à m’accabler et qu’il se persuade aussi que vous avez commis à mon endroit ce qui ne peut être pardonné ni ici-bas, ni outre-tombe, ni au niveau de l’histoire. […]
Cette vérité, je la crie aujourd’hui sans ignorer votre puissance répressive et en sachant que vous êtes fort capable de vous venger terriblement sur les otages familiaux que vous gardez par de vers vous. Je la crie après m’être fait justice à moi-même et après avoir échappé à la liquidation qu’on me préparait. Je la crie en sachant que votre ministre de l’Intérieur  a monté dans plusieurs capitales des réseaux dispendieux dieux aux fins de mon assassinat à l’étranger, ayant à réussir là où il avait échoué du temps où il était directeur de la Sûreté nationale.
Vous avez sans cesse prétexté de la « maladie » auprès du peuple pour convaincre que vous ne gouverniez pas directement et que, dès lors, il aurait pu être abusé de votre confiance. Vous pensiez que, de cette façon, votre « gérie » devenait – malgré la maladie, les fatigues, le « demi-siècle » de luttes, etc. – incontestable, du moment que vous étiez parvenu, envers et contre tous, à éventer le « complot » et les dangers qui, selon votre dire, menaçaient la nation et dont la cause se trouverait non point, certes, dans votre attitude versatile, dans votre art des retournements et dans votre conception hystérique du pouvoir mais, évidemment, dans la seule présence d’Ahmed Ben Salah au gouvernement. […]
Les faits sont tout autres. Vous aviez eu une attaque cardiaque en mars 1967 et vous deviez vous en relever quelques mois plus tard pour revenir, avant même la fin de l’année, à la gestion directe des affaires publiques. L’année suivante, en 1968, vous deviez multiplier les visites, à l’intérieur du pays comme à l’étranger (Etats-Unis, Espagne), sans jamais cesser de superviser de très près et tout à fait normalement les activités publiques, comme une simple consultation des journaux et des discours peut l’établir aisément. En 1969, après avoir développé une intense activité en janvier, vous deviez vous rendre en Suisse pour vous reposer, et peut être aussi pour mettre au point votre machination, revenant en Tunisie pour présider la réunion du comité central du Parti en mars 1969, avant de promulguer, fin mai, la loi d’approbation du Ill. Plan au cours d’une cérémonie organisée à Carthage. Vous deviez, par la suite, vous rendre, comme à l’habitude, à Monastir, puis à Kairouan et à Hammamet. Où en sommes-nous donc de votre prétendue absence des responsabilités du pouvoir ? Qui y croirait alors même que les faits s’inscrivent en faux contre toutes vos prétentions?
Reste qu’il peut être utile que j’apporte une précision qui doit avoir son importance à ce sujet : c’est seulement en octobre 1969 que, pour la première fois, nous devions apprendre, lors d’une réunion du bureau politique, que vous étiez malade à un point tel qu’un report de l’élection présidentielle et des législatives était envisageable. J’avais alors été (de tous les membres du bureau politique) le seul à m’être opposé à ce report de six mois, voire d’un an, comme l’avaient proposé certains. […]
Voilà pour ce qui est du fallacieux prétexte de la « maladie m.
J’en viens, maintenant, à vos positions, publiques et autres, sur mon compte, pour montrer que, contrairement à vos affirmations erronées, je n’ai pas « abusé » de votre « confiance » et pour que l’opinion comprenne que, en vérité, c’est bien moi qui avais été trahi, et que vous avez été un homme, ce qui est le plus important, qui a créé le désordre dans le pays et faussé sa démarche sur la voie du progrès. […]

Le congrès de Bizerte avait approuvé l’orientation socialiste sur la base d’un rapport que j’avais personnellement préparé, tant à votre demande qu’à celle du bureau politique. Vous deviez, tous deux, approuver ce rapport sans y rien modifier.
Le congrès avait également approuvé la réforme commerciale et son orientation et avait demandé qu’elle soit poursuivie.
De même, le congrès avait approuvé les principes et les modalités de la réforme agraire et s’était prononcé pour le maintien des trois secteurs dans ce domaine, tout en posant le principe de la limitation de la propriété agricole.
Enfin, le congrès avait approuvé la création d’une Union nationale de la Coopération.
C’est à cette occasion que vous deviez, dans un de vos discours, faire l’éloge d’Ahmed Ben Salah, dont vous deviez dire: «!l est l’homme qui fait la fierté non seulement du Parti mais de toute la nation tunisienne ».
Vous deviez, depuis, toujours chercher à me rassurer en me prodiguant directement et publiquement force flatteries et hommages que je prenais pour autant de signes d’encouragement, eu égard à la complexité et au poids des responsabilités dont vous m’aviez accablé. L’ironie du sort a voulu que la multiplication de ces responsabilités fût retenue comme l’un des éléments consti¬tutifs du prétendu complot que j’aurais fomenté pour accaparer le pouvoir comme si je m’étais acharné à arracher ces responsabilités, alors que, en vérité, j’avais refusé la charge de l’Agriculture en 1965 et, en 1968, celle de l’Educa¬tion nationale, dont j’avais encore demandé à être déchargé en juillet 1969. Vos méthodes ont également consisté en des opérations de sabotage à l’intérieur même des ministères dont j’étais chargé. Ainsi aviez-vous procédé à d’étranges nominations de P.-D.G. dans les entreprises publiques, et même de fonctionnaires dans les administrations économiques, sans aucun avis de ma part. Le comble fut atteint lorsque vous m’aviez demandé de nommer à la tête de mon cabinet un individu que je ne connaissais même pas  et dont vous m’aviez dit que vous vouliez qu’il acquît l’expérience des dossiers économiques pour qu’il vous fût possible de lui confier, ultérieurement, d’importantes responsabilités. Et, de fait, vous deviez en faire, quelque temps après, votre directeur de la Sûreté, après qu’il eut accompli une mission secrète – dont Dieu seul peut connaître la teneur – à l’intérieur des structures du département, et après qu’il eut mis au point une autre machination pour soulever vos plus proches contre moi au moyen des invraisemblables mensonges dont il a pu être capable ! Je n’en avais pas moins transcendé tout cela, en vous voyant mettre à profit toutes les occasions pour me manifester votre sollicitude et me prodiguer éloges et encouragements.
Mais ce fut en 1968 que le grand complot faillit réussir, complot organisé par le directeur de la Sûreté nationale, qui en avait entamé l’exécution de connivence avec le directeur du Parti et quelques autres qui leur étaient acquis, comme ils vous l’étaient, évidemment.

Le but de ce complot était mon propre assassinat et la tentative du directeur de la Sûreté nationale, en 1968, reposait sur la conviction de Bourguiba qu’Ahmed Ben Salah était un autre Salah Ben Youssef. Ce rapprochement, vous l’avez fait explicitement, à plusieurs reprises, publiquement comme en privé, après 1969, révélant ainsi ce dont vos proches collaborateurs, et notamment votre directeur de la Sûreté nationale, en 1968, s’étaient déjà fait l’écho dès cette année-là, selon le témoignage dûment consigné de certains militants.
Le complot ne devait être découvert que par pur hasard, à la faveur d’un conflit qui s’était fait jour, en 1968, entre le directeur de la Sûreté et le commandant de la Garde nationale. Une confrontation des deux parties avait alors été organisée et j’avais été invité à y, assister par M. Ladgham. Mais je venais juste d’entrer dans le lieu de la confrontation que M. Ladgham me convainquit qu’il ne fallait pas que j’y assiste, me déclarant : « Votre présence est inutile. Ce serait gênant car vous êtes personnellement visé. » Je ne devais donc pas assister à cette réunion mais je devais, au contraire, assister à la comédie de Carthage, où s’était réuni le bureau politique devant lequel comparaissait le principal accusé, le directeur de la Sûreté nationale. Je dois à la vérité de dire que vous aviez parfaitement joué votre rôle en réduisant le personnage à l’état de « descente de lit ».
L’individu, ainsi que ses comparses, devait être arrêté par la suite, pour séjourner quelques mois à l’infirmerie de la prison, entouré de tous les égards. Il devait la quitter sans jugement, étant considéré qu’ « il n’avait en réalité commis qu’un léger abus de pouvoir », comme vous l’aviez vous-même déclaré dans un discours télévisé à la fin de l’année 1968. Naturellement, j’étais loin de me douter, à l’époque, qu’il avait été remis en liberté parce qu’il n’avait fait qu’exécuter un plan bourguibien et qu’il ne devait sonda léger châtiment qu’au seul fait de son échec…
Le comble devait être atteint lorsque vous m’aviez demandé, par le truchement du directeur du Parti , de le recevoir avec ses complices pour qu’ils s’excusent de leurs « outrances » et se justifient de leurs bonnes intentions. Et y a-t-il mieux intentionné que celui qui décide de tuer un être humain ?
Les choses n’en devaient pas moins reprendre leur cours normal et chacun assumer de nouveau de hautes responsabilités.
Quant à moi, je devais rester sous la protection d’un peloton de la Garde nationale dont les membres se relayaient à mon domicile, sans doute pour lever tous les doutes sur les origines du complot.
Après avoir nommé ce chef de cabinet à la direction de la Sûreté nationale et que j’eusse de mon côté nommé un nouveau chef de cabinet, vous ne deviez pas attendre longtemps pour appeler ce dernier à assurer la fonction de directeur adjoint du Parti, passant outre mon insistance pour qu’il demeure à son poste, et décidant seul, sans que je fusse, à aucun moment, consulté. Mes interventions – aussitôt que j’appris la nouvelle – pour vous faire revenir sur votre décision devaient se révéler vaines. Ces détails sont d’une extrême importance, la nomination de cette personne au poste de directeur adjoint du Parti nous ayant été, par la suite, imputée, considérant que je l’aurais désignée à cette fonction pour qu’elle tresse les mailles d’un complot en ma faveur. Vous vous étiez bien gardé, vous-même et le directeur du Parti de l’époque, de dire la vérité. Mais, comme on sait, même votre « Haute¬Cour » devait reconnaître son innocence, c’est-à-dire aussi l’inexistence du complot […].
Quant à la réforme agraire, elle se poursuivait par étapes selon les régions et selon l’état d’avancement des études, qui étaient lentes. Nous menions de front l’application de la réforme, les campagnes de persuasion pour la consolider et la préparation du III’ Plan 1969-1972. Vous deviez même me reprocher d’avoir multiplié ces campagnes de persuasion, et ce dans un discours public que vous aviez prononcé dans le cadre de la réforme commerciale à l’occasion d’une visite que vous avait rendue une délégation de commerçants de Sousse, discours au cours duquel vous deviez me dire, en termes approximatifs : « Vous êtes allé trop loin dans la persuasion, vous vous êtes trop répété et avez perdu trop de temps et il vous faut appliquer la réforme. »
A aucun moment de cette évolution vous ne deviez interrompre vos activités gouvernementales directes, et particulièrement vos rapports avec les responsables régionaux et nationaux, suivant de façon précise le développement de la réforme sur tout le territoire. Entre-temps, en janvier 1969, nous nous étions mis à la préparation du congrès constitutif de l’Union nationale de la Coopération, structure prévue par la loi du 19 janvier 1967.
Vous deviez inaugurer le congrès constitutif au stade d’El-Menzah et prononcer à cette occasion un discours (24 janvier 1969) auquel vous faites, aujourd’hui, référence à tout propos pour justifier vos positions et m’accabler de vos accusations fallacieuses.
A la fin d’une brève allocution que j’avais prononcée sur votre propre demande, vous aviez pris la parole pour déclarer que tout devait être « coopéra¬tivisé », ajoutant, avec humour, « sauf les femmes ». […]
N’est-ce pas vous qui déclariez, après les incidents de M’Saken, le 20 décembre 1964, que « je ne m’en tiendrai pas indéfiniment à [ma] conception si la réalité venait à le contredire et à démontrer que Karl Marx n’avait pas eu tort de bâtir son système sur le principe de la lutte des classes m?[…]
Comment se sont déroulés les « événements d’El-Ouerdenine » ? Qui avait dépêché les forces de police sur les lieux ? Qui en avait fait la demande et dans quel dessein ? Qui avait donné l’ordre d’ouvrir le feu ? Qui dirigeait les opérations sur les lieux ? Par quel type de I projectile avait été tué l’ouvrier agricole ?
Des balles d’armes des forces de police ou d’une arme de chasse ? Quand avez-vous fait votre  recommandation d’employer la force à M. Ladgham, qui n’en avait, que je sache, nullement l’intention. Avant l’incident ou après ? Il ne fait pas de doute que les réponses à toutes ces questions sont connues. Et c’est parce qu’elles sont connues que ce qu’on appelle l’« affaire d’El-Ouerdenine » a pris la tournure que l’on sait, qu’elle a été exploitée et qu’elle ° continue de l’être encore aujourd’hui à des fins de camouflage et de justification par ceux qui l’avaient décidée et exécutée dans le dessein de briser ceux qu’ils avaient pris pour cibles et pour mettre en échec l’orientation socialiste. […]
Des remarques s’imposent à ce sujet. Quelques jours après ces événements, je vous avais rendu visite en Suisse alors que je rentrais de Berlin où j’avais assisté à la « Semaine verte ». Nous avions alors déjeuné ensemble et nous nous étions entretenus en tête à tête de mon voyage en Allemagne. A cette occasion, vous deviez me parler de ce qu’avait écrit sur votre compte une Française qui vous imputait certaines attitudes « pendant la période coloniale s. A aucun moment vous ne m’aviez parlé d’El¬Ouerdenine et nous n’avions pas davantage discuté de cette affaire après votre retour à Tunis. Etrangement aussi, personne n’avait posé le problème au cours des réunions du comité central du Parti vers la fin du mois de mars, soit deux mois après les événements. Enfin, au début du mois d’août, vous m’aviez demandé de visiter El-Ouerdenine et de me réunir avec les cadres et la population pour que l’on sache que le dossier était définitivement clos. J’avais effectivement visité El-Ouerdenine, où je fus chaleureusement reçu en présence de tous les responsables originaires de la localité ainsi que d’autres responsables nationaux et régionaux. Dieu seul peut, au surplus, connaître les raisons pour lesquelles vous m’aviez envoyé à El-Ouerdenine et les conclusions que vous aviez tirées du succès de cette visite.
Mais je viens d’évoquer la réunion du comité central du Parti à la fin de mars 1969. Cette session devait être une étape de clarification décisive. J’avais présenté au comité central les grandes lignes du plan 1969-1972 et j’avais insisté sur le fait que cette quadriennie devait être mise à profit pour consolider les acquis en matière de développement et de réformes. Il était, d’autre part, recommandé dans l’introduction du Plan, d’adopter l’unité de production comme formule de développement agricole, l’accent étant également mis sur la nécessité d’implanter progressivement les coopératives.
Je venais juste de terminer mon discours, dernier point de l’ordre du jour de la matinée, que vous étiez rapidement intervenu en disant d’emblée : « J’ai des observations à faire sur le discours de Si Ahmed Ben Salah. »
Vous deviez alors préciser votre position et déclarer, sur un ton ferme, que vous ne conveniez pas de ce que je venais de dire mais que vous considériez : que la réforme agraire devait être poursuivie, ajoutant, en vous tournant vers moi, « pour que vous puissiez vous occuper pleinement de l’industrie, l’année prochaine ». Explicitant votre conception, vous aviez déclaré, à l’adresse des membres du comité central : « Donnez-nous cinq ans avant de juger les résultats de la réforme agraire. » A ce stade, il est peut-être utile que je rappelle que, le lendemain même, je devais recevoir la visite de votre actuel ministre des Affaires étrangères , qui était venu « me féliciter de ma position devant le comité central et rendre grâce au ciel que [je fusse] en mesure de tempérer les élans extrémistes du Président ». On sait ce que cette personne avait écrit en 1969 et après, et dans quel état de fébrilité elle attendait, avec vous, l’annonce de ma condamnation à mort ![…]
Il est également utile de rappeler que, après que l’on se mit à attaquer Ahmed Ben Salah au sujet de la généralisation « hâtive » des coopératives, M. Bourguiba junior intervint à son tour pour déclarer :«Ahmed Ben Salah n’est pour rien dans cette affaire. C’est le « patron » qui a décidé à ce sujet et qui a donné ses directives au cours de la réunion du comité central du Parti »…
Quel ne fut pas mon étonnement lorsque, deux jours plus tard, je fus invité à une discussion télévisée avec M. Bahi Ladgham et en présence de quelques membres du bureau politique. J’avais, à cette occasion, chaleureusement défendu la réforme. Mais la réunion venait juste de prendre fin, et nous n’avions pas encore quitté la R.T.T. que M. Ladgham se précipita au téléphone. A l’issue de la communication, son visage reflétait les violences verbales que vous lui aviez fait subir, sans doute pour le convaincre que je l’avais « humilié », comme vous l’avez dit. Je n’avais ni les moyens ni l’intention de l’humilier et je ne l’avais humilié en rien. La vérité, que nous devions apprendre bien plus tard, est qu’un équipement spécial avait été mis à votre disposition pour que vous puissiez suivre l’enregistrement de la discussion avant sa diffusion radiotélévisée. Vous aviez devant vous un récepteur de télévision particulier qui vous a permis de suivre le développement de la discussion.
Sitôt qu’elle eut pris fin, vous vous étiez précipité au téléphone pour exécuter l’un des derniers actes du complot en soulevant contre moi M. Bahi Ladgham et en le préparant ainsi au rôle qu’il devait tenir, plusieurs mois durant, après que vous l’eussiez « monté » et jeté dans l’opération, pour fondre sur lui par la suite, comme on le sait aujourd’hui. […]
Plus tard, aussi, j’appris votre courroux, un jour que vous assistiez à la retransmission télévisée des images de la liesse populaire et de l’accueil enthousiaste que le gouvernorat de Sfax réservait à l’un de vos collaborateurs. Devant le spectacle, vous ne cessiez de répéter : «Est-il possible qu’un tel accueil soit réservé à quelqu’un d’autre que moi, de mon vivant? » C’est que l’homme avait dû surmonter de grands obstacles pour appliquer une politique dont vous aviez été le premier défenseur et dont vous vouliez couronner votre combat en cherchant à travers elle à transformer la société, mais pensais-je, quant à moi, dans le cadre d’une unité profondément enracinée, une unité populaire authentique, non une « unité nationale » qui en est la version défigurée dans la mesure où elle ne fait que liguer les privilégiés et les opportunistes. […]
Les campagnes hystériques devaient, par la suite, se succéder contre ma personne et contre tout ce qui avait été fait sur près de dix ans. Et l’on fit un grand tapage sur l’improvisation, la mauvaise gestion, les entreprises économiques, outre l’abus de confiance et la volonté d’accaparer le pouvoir.
Il vous revint d’inaugurer personnellement cette belle et grandiose épopée bourguibienne. Et je fus accusé entre autres d’improvisation ; moi qui avais pourtant combattu pour que le Plan devienne le principe de nos actions et une méthode d’éducation tendant à la formation de notre conscience collective. […] Evidemment, ceux qui ont le privilège de tout connaître et de tout savoir se sont bien gardés de préciser en quoi il y avait improvisation, cette improvisation dont j’ai souffert plus que tout autre.
Car, en vérité, l’improvisation a été la constante de votre propre comportement tout le temps que j’ai assumé la responsabilité du Plan. Que de factures pleuvaient dru sur moi pour payer notamment des travaux à Carthage et à Monastir. Que d’instructions données pour construire un hôtel ou pour en agrandir un autre et qui m’étaient transmises par mes collaborateurs dans le secteur touristique ! Et que d’autorisations d’ouverture de centres d’artisanat non prévus et qui m’étaient notifiées après commencement d’exécution par les responsables régionaux et, parfois même, locaux ! Et jusqu’à cette grande usine de textile montée à Monastir et dont je ne devais entendre parler que par la voie de la presse, à l’occasion de l’inauguration des travaux ; et que de mal avions-¬nous eu, par la suite, pour la réformer parce qu’elle avait été construite sans études préalables et en contradiction avec les décisions du Plan. […]
De quel instrument me serais-je servi pour prendre le pouvoir ? Je ne disposais de rien pour ce faire, sinon de mon enthousiasme dans l’application d’une politique dont il ne fallait attendre rien d’autre que l’effarouchement ou la panique des privilégiés et autres comploteurs alors que les classes déshéritées, les classes laborieuses étaient lentes à convaincre. Il s’agissait, en effet, d’une politique aux objectifs lointains, qui nécessitait de longues années de labeur et de sacrifices que la réaction et autres comploteurs et opportunistes n’avaient jamais acceptés.
En conclusion, l’évidence éclate aux yeux de tous ceux qui ont vécu les événements et m’ont suivi dans mon exposé, encore qu’il ne couvre que bien peu d’éléments : la machination de 1969 a été voulue par vous-même, qui avez abusé de votre pouvoir pour vous ériger en porte-parole de la réaction et vous faire aider par des individus du pire acabit comme par des personnalités étrangères qui vous avaient rendu le service de vous fournir des rapports opportuns… Vous avez vous-même envoyé l’un de ces rapports pour rendre hommage au gouvernement dont l’ambassadeur était l’auteur et qui, le premier, vous a fourni l’expression «catastrophe économique ».
Ainsi, vous vous êtes fait le porte¬drapeau du pire produit du colonialisme, l’impénitente réaction de vieille souche, comme du pire produit de l’indépendance, la nouvelle classe et les opportunistes, aussi assoiffés de richesses qu’acharnés à les développer et à les défendre.
L’histoire établira que l’image que vous avez voulu laisser de Habib Bour¬guiba, cette image que vous sculptez par vos propres soins ou par certains professionnels de la flatterie «scientifique », que cette image est compromise par les poisons que vous vous êtes inoculés.
L’histoire est aussi un redoutable instrument aux mains des peuples. Nul ne peut échapper au jugement de ceux-ci ni au verdict de celle-là.
Combien demeure vraie la prédiction d’un leader tunisien, il y a de cela près de trente ans, qui a dit : « La Tunisie, après avoir connu le protectorat de la France, connaîtra la tyrannie de Bour¬guiba. » Et j’étais, à l’époque, de ceux qui s’élevaient violemment contre ces paroles. Aujourd’hui, je dis avec les masses :« La nuit finira par se dissiper et les chaînes finiront par se briser. »
AHMED BEN SALAH

 

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