Farhat Abbas : Mémorandum aux États africains – 30 Juin 1961

Au lendemain de la conférence d’Evian I- 20 mai-13 juin 1961- où la question du Sahara avait mis en présence deux thèse opposées : celle du GPRA, revendiquant ce territoire comme partie intégrante de l’Algérie, et celle du gouvernement français le considérant comme « une question en soit », le président du GPRA a adressé aux Etats africains le mémorandum suivant, dans lequel il clarifie sa position.

Lors de la conférence d’Évian, le gouvernement français a affirmé que le Sahara algérien est une création française et, par conséquent, une terre de souveraineté française. Ce territoire représente pour lui une « question en soi » dont l’examen devrait être réservé.
Le gouvernement français cherche ainsi à soustraire l’Algérie saharienne du reste du territoire national, en dissociant le règlement politique de l’Algérie du Nord de celui de sa partie Sud.
L’opinion mondiale connaît le précédent des négociations hollando-indonésiennes de 1949 à la conférence de la Table ronde à La Haye, au cours desquelles la puissance coloniale proposa de dissocier le cas de l’Irian occidental (Nouvelle-Guinée) du reste de l’archipel indonésien. C’est ainsi que la riche Nouvelle-Guinée demeure encore sous la domination hollandaise.
Katanga au Congo, Nouvelle-Guinée en Indonésie. Sahara en Algérie, il est dans la logique immuable du colonialisme de toutes les latitudes de chercher à soustraire à un peuple une partie riche de son pays, en essayant de trouver à cette région de prétendues caractéristiques pour justifier cette atteinte à l’intégrité territoriale.
Les richesses découvertes dans l’Algérie saharienne depuis 1955, et surtout depuis 1957, ont suscité les convoitises du capitalisme français et international.
Il ne fait pas de doute que le colonialisme français, dont l’étreinte se desserrait au fur et à mesure que le combat algérien lui portait des coups meurtriers, a singulièrement rassemblé toutes ses énergies après les grandes découvertes pétrolières et minières dans l’Algérie Saharienne.
Le colonialisme français continue ainsi de livrer une immense bataille pour ruiner l’intégrité territoriale de l’Algérie et en conserver la partie saharienne.
Ces convoitises autour du Sahara algérien ont jusqu’ici imposé la continuation de la guerre et la suspension des pourparlers d’Évian, tout comme elles risquent de faire définitivement échouer les négociations franco-algé¬riennes. C’est pourquoi le gouvernement de la République algérienne voudrait souligner, à l’intention des pays voisins de l’Algérie, l’importance exceptionnelle de ce problème dans le conflit entre la France et l’Algérie.
Dans le cas du Sahara, le colonialisme a usé de toutes les manœuvres pour créer la confusion. La dernière consiste à vouloir apparaître comme hautement préoccupé par les intérêts des États limitrophes de l’Algérie.
Or, sur ce point, le Gouvernement provisoire de la République algérienne a toujours entendu distinguer nettement deux aspects du problème : l’un concernant la souveraineté de l’Algérie sur cette région, l’autre intéressant l’exploitation des richesses qu’elle recèle.
1. Sur le premier point, relatif à la souveraineté, la position du Gouvernement provisoire de la République algérienne est fondée sur les considérations suivantes :
a. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne ne saurait souscrire à la thèse française de l’existence d’une res nullius, terre vacante devenue définitivement de souveraineté française.
La France n’a pas découvert le Sahara comme on découvre une terre vacante et sans maître. Elle a conquis par la force cette partie sud de l’Algérie au cours de campagnes qu’elle a elle-même glorifiées. Au sud comme au nord, elle a subjugué le peuple algérien par les armes, après plusieurs décennies de guerre de conquête.
b. Le peuple algérien a pris les armes, le 1er novembre 1954, pour chasser l’occupant français de l’ensemble du territoire et dans les limites géographiques que la puissance coloniale a reconnues séculairement à l’Algérie et qu’elle continue d’occuper.
L’objectif fondamental de la lutte du peuple algérien est de substituer la souveraineté algérienne au pouvoir français sur l’ensemble du territoire tel qu’il était délimité en 1954, et dont aucune partie ne saurait demeurer française. Il en a été ainsi pour tous les pays africains frères, placés sous le régime colonial français. En effet, à leur indépendance, ils ont repris leur territoire dans les limites géographiques qui existaient sous l’occupation coloniale. .
c. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne n’ignore cependant pas que des questions de rectification de frontières peuvent se poser entre l’Algérie et certains pays frères voisins. Mais il importe tout d’abord que le processus de libération de notre pays concerne tout le territoire com-pris dans les limites actuelles d’Algérie.

Il est évident que ces problèmes ne peuvent se régler valablement, durablement, fraternellement qu’avec une Algérie souveraine et indépendante, et hors de toute immixtion de la puissance colonialiste.
Par ailleurs, la conclusion de ceux-ci constituerait une manière de reconnaître la souveraineté française sur le Sahara algérien, celle-là même que le peuple algérien cherche à détruire depuis sept ans par les armes et au prix d’immenses sacrifices.
Une telle éventualité retarderait l’heure de la libération de l’Algérie au moment où le devoir de solidarité impose, d’une manière plus pressante que jamais, d’en hâter l’independence par une aide accrue au peuple algérien.
En tout état de cause, le gouvernement français ne possède nulle qualité pour discuter avec l’Algérie au nom des pays voisins souverains et indépendants, dont plusieurs ont reconnu le gouvernement algérien, pas plus qu’il n’est habilité à parler au nom de l’Algérie avec ces pays.
En tant que responsables africains, nous devons être conscients des manœuvres qui tendent à perpétuer la domination française sur une partie de l’Algérie, autant que, pour la solidarité africaine, les pays frères déjoueront ces manœuvres en apportant leur appui sans réserve aux positions que défend le gouvernement algérien.

2. Sur le second point, concernant l’exploitation des ressources, la position du Gouvernement provisoire de la République algérienne est également claire. Une fois la souveraineté sur le Sahara définitivement arrachée à la France, la voie sera ouverte à la plus large coopération pour l’exploitation des ressources sahariennes dans l’intérêt des peuples voisins.
L’Algérie combat pour la disparition de toutes formes colonialistes d’exploitation des richesses sahariennes. Elle est sûre de rencontrer dans cette voie tous les pays africains.
Les Algériens entendent substituer à l’exploitation des ressources faite dans un esprit colonialiste une exploitation orientée avant tout vers la satisfaction des besoins et des intérêts des peuples africains.
Les peuples africains, souverains et majeurs, entendent déterminer librement leur avenir économique et prendront, à cet effet, toutes les mesures pour se prémunir contre le néocolonialisme.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne ne voit, quant à lui, que des avantages à une coopération poussée avec tous les pays voisins. Il accueillera avec intérêt toute formule susceptible de réaliser, par l’exploitation des richesses sahariennes mises en commun, le développement et la promotion économique et sociale des pays limitrophes de l’Algérie.
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne envisage éga¬lement, avec tout le réalisme et l’équité nécessaires, le respect des intérêts de la France résultant de ses investissements et de son aide technique, auxquels il continuera de faire appel, s’ils étaient dépouillés de tout esprit néocolonialiste.

Dans la bataille politique qu’il engage actuellement, le Gouvernement provisoire de la République algérienne est persuadé que tous ses amis, tous les partisans de l’indépendance africaine, tous les combattants de la liberté appuieront ses positions dans les négociations qu’il mène avec le gouvernement français. Ce faisant, ils contribueront à avancer l’heure de la paix.
En ces heures décisives, le Gouvernement provisoire de la République algérienne adresse, au nom du peuple algérien, un appel pressant à tous les pays africains, à tous les peuples frères, pour leur demander de lui apporter, face à l’impérialisme français, tout le poids de leur union.

Fait à Tunis, le 30 juin 1961.

 

 

Ferhat Abbas,
président du Gouvernement provisoire
de la République algérienne.

 

 

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