Lettre de Bourguiba à Wassila

Lettre de Bourguiba à Wassila (1953)

« Je n’ai pas eu le temps, mercredi dernier, de répondre complètement à tes lettres des 12 et 17 décembre. Je le fais aujourd’hui en attendant le prochain courrier annoncé pour mercredi 7 (après-demain). Par le même courrier, j’envoie à Abdelmajid une longue lettre à ma « cousine » que tu te feras lire avant de la lui remettre. J’espère qu’elle aura quelque influence.

Dans ta lettre du 12, tu me pries de déchirer tes lettres ! Je t’ai répondu que je n’en ai pas le courage car tes petits « griffonnages » me font tant de bien, je les aime tant que je ne pourrais jamais me résoudre à m’en séparer. Même s’ils doivent être publiés un jour – quand nous ne serons plus de ce monde – on n’y trouvera que l’expression d’un amour honnête, propre et sincère, et cela ne nous diminuera pas dans la mémoire des hommes, ni aux yeux de nos compatriotes. Car cet amour formidable ne nous a pas empêchés, ni l’un ni l’autre, de faire notre devoir vis-à-vis de nos familles et de notre patrie.

C’est l’essentiel.

Mais en ce qui concerne mes lettres, tu ne dis que tu ne peux pas les détruire parcequ’elles sont des chefs-d’œuvre ! C’est très flatteur pour moi. Je ne sais pas si la postérité ratifiera ton jugement à leur égard, car je n’ai jamais pensé à faire des chefs d’œuvre en essayant d’exprimer dans ces pages griffonnées à la hâte le profond amour que je ressens pour toi… En tout cas, tes lettres aussi sont pour moi des petits chefs d’œuvres. Malgré ton peu d’instruction (c’est toi qui le dis), tu trouves parfois le mot juste et combien touchant pour exprimer des sentiments délicats et que je sens vrais… »

(la Galite – 5 Janvier 1953)

 

« …Toujours pas de réponse ! …Je reprends quand même mon petit bavardage interrompu pendant 44 jours. J’ai tant de choses sur le cœur ce matin ! Les temps est beau, mais le climat politique est orageux. Il ne présage rien de bon. Et c’est bien dommage… Ta gentille lettre du 24 février (signée Mongia) est arrivée lundi 8 mars et a chassé pour un temps les idées noires où la lecture des journaux m’a plongé. Ça ne va pas du tout. La lutte qui dure depuis 26 mois n’est malheureusement pas finie ; elle va reprendre – si jamais elle reprend – dans des conditions bien plus dures qu’auparavant, car depuis la constitution du nouveau ministère, le Bey a changé de camp : pourquoi fermer les yeux sur la réalité ? Et ma libération n’est hélas pas pour demain, ni même pour après-demain… Quel que soit le sort qui m’attend, quelle que soit la résidence qu’on m’assignera, fût-elle au bout du monde, en Corse, à Madagascar ou à Haïti, quel que soit le temps qui me reste à vivre, je t’aimerai de toute mon âme… jusqu’à mon dernier soupir, et le dernier battement de mon cœur sera pour toi. Voilà ce qui me soutient et me réconfort et me donnera la force de tenir le coup et de sauver mon honneur, l’honneur de la Tunisie.

Il y a quand même une chose que je regrette : c’est que nous n’ayons pas mieux profité – et plus longtemps – des petites périodes d’accalmie que m’avait ménagé de loin en loin la terrible lutte politique de ma vie. J’avais toujours le pressentiment que ces périodes d’accalmie ne dureraient pas et j’essayais vainement de prolonger ta chère présence à côté de moi. Au moment où tu me quittais, j’essayais de te retenir, encore un moment, un tout petit moment, avec l’affreux pressentiment que c’était peut-être la dernière fois que nous nous voyions, que nous étions seuls l’un à l’autre !… C’était affreux, cette angoisse qui me prenait à la gorge toutes les fois que tu te préparais à partir, à me quitter, à me laisser seul avec mes soucis, mes tourments, mes responsabilités… Et voilà maintenant que tout est fini, que je ne te verrai peut-être plus jusqu’à la fin des temps !…

C’est dur, très dur, je t’assure, et il n’y a rien à faire contre ça… Que la volonté de Dieu soit faite… »

 

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