Sihem Ben Sedrine : Mardi 3 janvier à Kairouan

Mardi 3 janvier à Kairouan

Par Sihem Ben Sedrine

Le Maghreb du 14/1/1984

Lundi au soir Kairouan couvait son explosion. Les premières nouvelles parvenues des villes avoisinantes levaient la colère qui s’était déjà manifestée par éclats depuis la veille autour des points de vente de pain : une femme avance 165 millimes au boulanger ajoutant : « c’est tout ce que j’ai… il manque seulement 5mm ». Ce dernier lui rétorque : « ce sont les 5 mm qui font le prix, quant tu les auras, tu auras le pain ! ». Un tumulte s’ensuit dans la foule massée devant la boulangerie et la femme s’en va maudissant.

…Un homme, père de douze enfants demande ses huit pains quotidiens et présente la somme habituelle. Le boulanger rectifie le prix. L’homme retroune quatre des huit pains après avoir ajouté la différence à payer et s’en va tête baisse, en silence.

…La première manifestation était partie du lycée El Mansoura le mardi matin évoluant vers le centre ville en véritable procession. Les élèves entrainaient dans leur sillage la population adulte, les enfants et les femmes qui poussaient des youyous en guise de slogans.

Les forces de l’ordre étaient également au rendez-vous. Ils chargent des manifestations et tuent un élève de terminale se le coup (Hédi Barhoumi) et blessant plusieurs autres.

C’était là le coup d’envoi à des mouvements de violence en chaine qui ont envahi la ville incendiant et saccageant tout ce qui pouvait représenter de près ou de loin l’autorité publique ou seulement la chose publique.

…Des bandes se font et se défont au gré des cibles

…De l’autre côté, un autre groupe s’était chargé de notre voiture munis de barres de fer en fourche brisant tout ce qui pouvait être brisé, les visages en sueur et en sang, dans un état second.

…Le fils de Mokhtar l’épicier est mort, on vient d’amener le cinquième blessé grave à l’hôpital, le dispensaire Ibn El Fourat brûle, l’institut de nutrition qui vient d’être inauguré a été mis à sac et brûler, un dépôt de grossiste est en flammes de même que l’artisanat. Le président de la section locale de la Ligue des droits de l‘homme A. Kilani a été arrêté.

…Un camion de BOP traverse la rue en trombe tirant à l’aveuglette des coups de feu sur son chemin. Les passants se couchent au sol. Qui est blessé et qui ne l’est pas, on ne sait ! C’est l’heure où on cache ses blessures. Des grenades lacrymogènes sont lancées un peu partout, l’une d’elle tombe dans une maison.

…Les troubles ont repris à Sidi Amor Bou hajla (1 mort). El Oueslatia est en effervescence et vit les mêmes événements. Les mauvaises nouvelles de la capitale ajoutent à l’inquiétude générale.

…Le sentiment général qui prévaut est que l’escalade est bien partie.

A notre départ, vers 14h des rafales de mitraillettes se faisaient entendre. On laissait derrière nous une population qui malgré la pénurie et les circonstances douloureuses a fait preuve d’une hospitalité et d’une générosité sans réserves, mais également une ville meurtrie où le pain aura coûté trop cher.

 

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