Les réactions des français en Tunisie

Les réactions des français en Tunisie

Chez les Français de Tunisie, la tension nerveuse augmente de jour en jour. A l’occasion de l’anniversaire du 8 mai 1943 (capitulation allemande en Tunisie), il y a réception à la délégation du Conseil municipal français. L’avenue Jules-Ferry présente son agitation habituelle, avec ses cireurs et ses marchands de journaux, quand, brusquement, le journal lumineux de la presse annonce  » Dien Bien Phu est tombé ». Le climat de l’avenue change aussitôt. L’annonce de la défaite française provoque chez de nombreux Tunisiens une véritable explosion de joie.
C’est pendant l’absence de Voizard, en déplacement à Paris, que quatre Français sont assassinés au Kef. Le fonctionnaire le plus important sur place est un ministre plénipotentiaire, M. de Boisseson. En dépit de la gravité de son état de santé (infarctus?, il décide, avec Lipkowski du cabinet de M. Voizard, de se rendre sur les lieux du drame. Une population rude, hostile, silencieuse, les bras croisés, et qui a laissé les morts dans l’état où elle les a trouvés, mutilés, les accueille. Puis ce sont de véhémentes protestations « … Il n’y a pas de sûreté, pas de protection. » Par téléphone, Voizard est averti ; de Paris, il publie un communiqué maladroit où le quadruple assassinat est qualifié d’incident local.
Mais lorsque le résident général arrive à l’aérodrome de Tunis, une foule de plusieurs centaines de colons français venus des quatre coins de la Régence l’attend sur l’esplanade. Par un message radio à l’avion de Voizard, les autorités l’ont mis en garde et lui ont conseillé d’atterrir en bout de piste pour éviter l’affrontement direct. Mais Voizard est courageux ; il refuse ce stratagème. Dans son uniforme, il sort donc de l’appareil et marche d’un pas assuré vers les manifestants qui, pour l’instant, gardent le silence. Mais un coup de sifflet part de la foule Voizard est littéralement happé par elle, en présence des ministres tunisiens, stupéfaits et apeurés, qui entendent le représentant de la France se faire traiter de « salaud ». On voit même un vieux colon prendre le résident général par la cravate, le visage plein de haine, et lui lancer « Vendu ! » Voizard réplique « A qui ? » En effet, Voizard n’est pas ce qu’on appelle un « lâcheur », il est fermement attaché aux positions françaises en A.F.N. A l’intérieur un clan qui, devant la dégradation de la situation, ne voit de solution que dans une surenchère de concessions voudrait pousser le résident à aller toujours plus loin. Dans cette catégorie se range Bernard Tricot dont on parlera beaucoup dans l’époque gaulliste de la phase algérienne. Mais quand il s’en ouvre à Voizard, il s’entend répondre « Pas moi, il faudra chercher quelqu’un d’autre. »
En juin le terrorisme continue de faire monter la fièvre dans la communauté française cependant que des tracts nationalistes inter­disent aux Tunisiens de fumer, de fréquenter les cafés européens ou les salles de cinéma. L’assassinat du colonel de la Paillone, homme affable, commandant de la garde beylicale, provoque une grosse émotion. Plusieurs milliers d’adhérents du Rassemblement français défilent dans les rues de Tunis pour protester contre les assassinats de colons. Parallèlement, le ministère présidé par M. M’Zali se décompose et, le 17 juin, donne sa démission au Bey. Des renforts ‘ débarquent, la circulation est contrôlée, les patrouilles de reconnais­sance aérienne multipliées, et la moisson, même, s’opère sous la protection de la troupe. Dans certaines régions, l’état de siège est mis en vigueur ; des réservistes français habitant la Tunisie sont rappelés sous les drapeaux. Les attentats continuent. Un jour ce sont les fellagha qui, comme à Ferryvilie, tirent sur la foule et tuent plusieurs Européens. En représaille, le lendemain, des « inconnus » attaquent un café maure.
L’investiture, le 18 juin, de Pierre Mendès France comme président du Conseil est saluée par les nationalistes tunisiens d’une explosion de joie. Avec la relance de la conférence de Genève sur l’Indochine, l’attention se tourne vers l’Asie ; les soubresauts qui agitent la Régence passent au second plan. Toutefois la première mesure spectaculaire prise par le nouveau gouvernement sur le problème tunisien est le transfert d’Habib Bourguiba de I’île de Groix, où il avait été mis au secret quelques semaines plus tôt, au château de La Ferté, près de Montargis.
Si la décision prise par P.M.F. à l’égard de Bourguiba est connue du grand public, une autre reste pour l’instant ignorée. Pierre Rouanet, dans le livre très documenté et passionné qu’il a écrit, Mendès France au pouvoir (Robert Laffont, 1965), déclare :
« Dans la seconde semaine de juin, les services de François Mitter­rand aidant, André Pelabon est chargé de retrouver la trace de Masmoudi (le représentant du Néo-Destour en France). Au bout de quelques j ours, Mendès France le fait venir à Genève. La conversation qu’il aura avec lui restera clandestine et ignorée jusqu’à aujourd’hui. »
Pierre Rouanet raconte comment le président du Conseil propose une participation, mais une participation seulement, du Néo-Destour à un éventuel gouvernement tunisien. Pour achever de surprendre son interlocuteur, il lui annonce sa décision de se rendre en personne à Tunis.


Boyer de la Tour, résident général
Le 14 juillet 1954, le général Boyer de la Tour demande à Voizard l’autorisation de se rendre à Paris, a pour y régler les problèmes d’avancement de quelques officiers supérieurs y. Mais à son retour de la capitale, le général avoue :« Je me suis rendu à Genève pour y rencontrer le président Mendès France, ayant été convoqué à Paris par M. Pelabon, son directeur de Cabinet. » Plus tard Voizard assurera qu’il tenait de bonne source que P.M.F. n’avait jamais convoqué Boyer de la Tour à Genève. Bien au contraire, c’était le général qui avait rendu visite à Pelabon et avait provoqué de sa part sa mission à Genève.
Au cours de son entretien avec P.M.F., toujours selon Voizard, Boyer de la Tour, ayant entendu parler d’un possible voyage de Mendès France dans la Régence, lui aurait affirmé que ce voyage ne pouvait réussir qu’à condition de le placer sous le patronage de l’armée. Il aurait ensuite développé son raisonnement :
« Le résident général est très bien mais il joue contre vous (…). La, police et la gendarmerie sont également contre votre politique (…) et bien entendu les colons (…). Vous n’avez donc qu’une chance, celle de placer votre voyage sous l’égide de l’armée, restée intacte sur le plan politique, ayant ses distances avec tout le monde. « (1)
Mendès France n’ignore pas non plus que le commandant supérieur des troupes de Tunisie est en bons termes avec le général Koenig, ministre de la Défense nationale, qui clame un peu partout qu’une solution serait plus facilement trouvée en Tunisie s’il y avait un militaire à la tête de la Régence à la place d’un civil. Ainsi, toute l’idée de la manœuvre apparaît clairement au chef du gouvernement.
Le maréchal Juin pris dans l’engrenage
Après la position claironnante qu’il avait prise sur la C.E.D., le maréchal Juin avait été « mis sur la touche  » par le président Laniel et déchargé de la plupart de ses responsabilités sur le plan français. P.M.F., qui faisait alors figure de chef de l’opposition, était venu voir Juin à son appartement de l’avenue Kléber, lui avait affirmé, entre autres, que le gouvernement allait s’enliser dans tout ce qu’il entreprendrait et que, s’il venait à assumer le pouvoir, il rétablirait son interlocuteur dans toutes ses fonctions. Il avait ajouté qu’il savait le maréchal assez proche de ses vues sur l’Afrique du Nord : il fallait sortir de la politique à la petite semaine et réaliser  » quelque chose de spectaculaire  » capable de rallier l’opinion.
Cependant Juin était parti en vacances en Algérie au domaine de Sainte-Hélène qui appartenait à sa belle-famille. Pas de téléphone. C’est là qu’un officier de la division de Constantine vient le trouver le 29 juillet pour l’avertir que M. Mendès France lui demande de l’appeler immédiatement à Paris. Le maréchal s’entend dire par P.M.F. :  » La situation est explosive en Tunisie. La colonie française est prête à commettre les pires excès. Un seul homme est capable de lui faire entendre raison, c’est vous. Il faut que nous trouvions une solution. J’ai relu les discours que vous aviez prononcés lors de votre arrivée au Maroc en 1947.(2) Je sais que nous notas entendrons. Je vous envoie immédiatement l’avion de la présidence du Conseil pour vous emmener à Paris. »
Le maréchal gagne donc la capitale un peu à contrecoeur. Le général Pedron, son directeur de cabinet, qui l’accueille, ne sait pas, lui, la raison de la convocation de P.M.F. Au cours de l’audience qu’il accorde au maréchal, le président du Conseil se dit décidé « à frapper tan grand coup » en Tunisie, à faire des réformes, mais à fixer au fond du pas à Juin qu’il a déjà décidé de remplacer Voizard par Boyer de la Tour. Ami de ces deux personnalités, Juin se trouvera rapidement dans tableau « le garde-fou qui ne sera jamais dépassé ». Mais il ne dit les Affaires étrangères, l’Économie. « Il faut que cesse le règne de l’administration directe ». Mais en fait, Juin, souvent un peu impulsif, une position fausse. Mais au fond de lui-même il est convaincu lui aussi due les militaires sont plus à même que les civils de gouverner des pays sous régime de protectorat. De même il est assez proche de la pensée du président du Conseil quand celui-ci affirme que « les protectorats sont une situation provisoire », qu’il convient de brûler les étapes, tout en se montrant intransigeant pour la Défense nationale, est entraîné avant d’avoir pu réfléchir. On lui a parlé de la déclaration de P.M.F. ; il essaiera en vain d’en avoir le texte avant de se rendre au Bourget.
Pendant ce temps, le président du Conseil convoque Voizard et l’informe des grandes lignes de son programme, en précisant :
– Je vais partir avec le maréchal Juin pour Tunis… Croyez bien que mes intentions sont pures.
– Je crois, réplique le résident général, que ce que vous allez faire ne va pas réussir et que de plus vous allez déclencher des réactions en chaîne en Afrique du Nord.
– Je vous remercie, mais vous comprendrez que vous ne pouvez rester à votre poste (…).
P.M.F. n’en précise pas moins son point de vue ; paradoxalement, l’octroi de l’autonomie interne lui paraît le meilleur moyen d’assurer l’ordre :
– J’ai confiance en Bourguiba. Il est trop intelligent et trop conscient de son intérêt pour réclamer plus que ce que je vais lui donner. Je vais d’ailleurs seulement leur octroyer l’autonomie interne et avec cela je leur crée plus de soucis qu’ils ne pourront en digérer pendant vingt-cinq ans ! Tandis qu’ils seront en proie à des problèmes comme la mise en valeur du sol, le chômage, l’éducation, l’industrialisation, nous conserverons la main sur la Sûreté avec l’accord de tous. J’inonderai Tunis de troupes de façon à éviter toute velléité d’agitation. Et dans trois mois le calme le plus complet sera rétabli. Les Français, non seulement doivent demeurer, mais ils pourront croître et multiplier,
Voizard fait observer à Mendés France qu’il détient sur l’Algérie e, le Maroc quelques renseignements très inquiétants. Mais le choix de P.M.F, est fait ; très sûr de lui, il est manifestement en plein accord’ avec Bourguiba. En sortant de chez Mendès France, Voizard se précipite chez Juin, qu’il supplie de ne pas participer au voyage prévu :
– Faites quelque chose, monsieur le maréchal, cassez-vous une jambe !
La querelle entre les deux hommes, pourtant très liés, dure une partie de la nuit. Mais Juin ne cède pas. Il a été flatté et séduit par P.M.F.

Un témoignage inédit sur le voyage de P.M.F. à Tunis
A Tunis, personne ne se doute de quoi que ce soit, et on y attend toujours les initiatives du président du Conseil. Le 30 juillet 1954, Lipkowski a la surprise d’accueillir Jean Mauriac, le fils de l’acadé­micien, journaliste à l’agence France-Presse « Il paraît que Mendès et Juin arrivent demain… » annonce celui-ci. Stupéfaction générale. Dans l’après-midi, vers 18 heures, surgit à son tour Pelabon qui interroge le directeur du cabinet de Voizard, M. Fourrier-Ruel, sur la sécurité à Tunis même. Après quoi, le directeur du cabinet de P.M.F. téléphone au Quai d’Orsay en utilisant un code sous forme de « phrases mystérieuses x avec son correspondant, qui n’est autre que le chef du gouvernement. Cette conversation terminée, il dit à Lipkowski « II faut que vous soyez, demain matin, de bonne heure, à votre bureau. » Le soir même, le diplomate, au cours d’un dîner avec Jean Mauriac, s’entend demander a Est-il vrai que Juin arrive demain ? » En toute bonne foi Lipkowski s’avoue incapable de répondre.
Mais avant de faire le récit du séjour de Mendès France à Tunis, il faut revenir à Paris, D’abord, c’est au Conseil des ministres du 30 juillet que le chef du gouvernement dresse son plan d’action; le même jour la décision est prise de remplacer M. Voizard comme résident général par Boyer de la Tour.
En coulisse, les choses n’ont pas été toutes seules. Christian Fou­chet, secrétaire d’Etat aux Affaires tunisiennes et marocaines, a d’abord consulté un certain nombre de personnalités dont le président du Conseil tunisien démissionnaire, M’Zali. Officiellement, aucun entretien avec Bourguiba, toujours détenu à Montargis ; mais on a remarqué que le leader du Néo-Destour avait reçu Alain Savary, ami personnel de Mendès France. Au sein du gouvernement, P.M.F. est en pleine querelle avec Edgar Faure au sujet des problèmes financiers. On est à la recherche d’un compromis. Mais dans les milieux politiques, les consultations de Fouchet ont été remarquées ; l’alerte a été donnée. M. René Mayer, député de Constantine et grand féodal du régime, et surtout Ni. Antoine Colonna, sénateur de Tunisie, sortent inquiets de leurs entretiens avec P.M.F. A leurs yeux, le président minimise le fellaghisme et valorise à l’excès le contre-terrorisme. Chez les radicaux, parti politique auquel appartient pourtant le chef du gouvernement, comme chez les gaullistes, qui eux aussi font partie de la majorité, les critiques sont sévères. Il circule aussi le bruit que Soustelle, dont on dit qu’il parle au nom de De Gaulle, aurait téléphoné à Mendès France, d’abord pour le féliciter d’avoir sauvé ce qui pouvait l’être en Indochine, ensuite pour le mettre vivement en garde sur le résultat de ses négociations avec les Tunisiens.
Le Conseil des ministres du 30 juillet est donc orageux. Koenig est chargé de porter la contre-attaque ; quand il est question de faire passer la police soirs le contrôle des Tunisiens, le général menace de démissionner. En retour, Mendès France évoque la possibilité d’une démission collective du gouvernement. MM. Chaban-Delmas et Bour­gès-Maunoury, l’en ministre des Travaux publics et le second de l’Industrie, s’affrontent durement sur les projets de conventions franco-tunisiennes. Nouveau combat aussi sur le projet de P.M.F. de se rendre à Tunis. Là encore, radicaux et gaullistes s’inquiètent du caractère spectaculaire de l’opération, de ses répercussions sur le reste de l’Afrique du Nord. Un moment, même, Mendès France paraît céder et décommande son avion. Mais il finit par rallier à sa thèse quelques-uns des principaux opposants.
Le chef du gouvernement attache la plus grande importance justement au côté spectaculaire de son entreprise. Il veut frapper l’ima­gination et agir ainsi sur les opinions françaises et tunisiennes. Nous verrons plus loin ce qu’il en sera. S’il désire avoir à ses côtés le maréchal Juin, il veut aussi Ma Yves Perrussel, un des dirigeants de la communauté française de Tunisie, ancien président du R.P.F., et qui fut, à un moment, maire de Tunis.(3) La lettre, véritable et minutieux compte rendu inédit, que Perrussel adresse à un ami après le retour de P.M.F. à Paris, constitue un témoignage fort précieux ;
« … Je suis parti depuis une semaine déjà. Je n’ai pu t’écrire jusqu’à présent qu’à la hâte et je ne pouvais t’en dire plus puisque l’opération fut déclarée, jusqu’à notre arrivée ici, secret d’Etat.
« Mercredi soir 28 départ pour Paris.
« Jeudi, dès 3 h chez Fouchet, qui me donne les grandes lignes
« Mendès France a décidé de se rendre à Tunis avec lui pour faire une déclaration solennelle au Bey. Fouchet me demande de l’accompagner comme conseil.
«  Il s’agit de déclarer l’autonomie interne, d’affirmer les droits des Français, de constituer un ministère tunisien d’union nationale depuis les modérés jusqu’au Néo-Destour. Aziz Djellouli, m’affirme t-il, a accepté d’être Premier ministre.
«  Je donne mon acceptation de principe mais je subordonne mon acceptation définitive à l’approbation de la déclaration qui doit être faite par Mendès France au nom de la France.
«  Un premier projet, établi par l’entourage de P.M.F. est rejeté par moi parce que fou, absolument fou et contraire aux principes posés lorsqu’il m’avait appelé dernièrement à Paris.
«  Un second projet de De Courcel(4), meilleur, mais vague et sans aucune fermeté, est modifié par moi, puis en définitive je le refuse.
« Il reste le projet initial que l’entourage de Mendès France n’abandonne pas, malgré les remaniements que certains y avaient apportés.
« Pour avoir l’avis de Maurice Carrier, je téléphone à Tunis pour avoir son adresse. Je réussis à le joindre dans le Cantal et lui demande de venir de toute urgence.
« Vendredi (journée dramatique) je vois Carrier dès 9 h. Il partage mon opinion. Je rencontre Benard (ancien officier de chez Leclerc, installé maintenant en Tunisie) venu avec une délégation F.F.L. Les Français de Tunisie se succèdent à Paris, ils sont en ébullition sur le vu des déclarations faites par de Kluguenau, encore lui (c’est un F.F.L., ancien dirigeant du R.P.F. de Tunisie et qui a démis­sionné spectaculairement de ce mouvement parce que lors de son passage à Tunis, en mars 1953, de Gaulle avait refusé sa demande de condamnation formelle du terrorisme destourien) annonçant après une entrevue d’une délégation de l’A.R.S., avec Mendés France la remise de la Sécurité aux Tunisiens, la suppression de la gendarmerie, l’éventualité de la proclamation de la République… Dans la salle d’attente du ministère, alors que j’étais avec Carrier, de Kluguenau arrive en pleine crise. Je fais l’âne, déclare tout igno­rer et me trouver par hasard à Paris.
« A 11 h, dans le bureau de Fouchet, avec Carrier, coup de téléphone de Chaban-Delmas Fouchet est mis en minorité par le groupe R.P.F. qui refuse les projets publiés.
« Coup de téléphone de Mendés France mis en minorité par le groupe radical pour les mêmes raisons !
« Le Conseil des ministres doit être réuni à 14 h 30. Une réunion des ministres R.P.F. doit avoir lieu chez Koenig à 14 h. Christian décide de démissionner.
« Nous partons déjeuner avec Maurice Carrier au restaurant de la rue de l’Université et je te téléphone.
« Entre-temps, Voizard est liquidé et Pelabon (un ami de 1943), chef de Cabinet de Mendès France, est envoyé à Tunis pour demander à De la Tour s’il accepte de « faire fonction » de résident général. A quatre heures, rue de Solférino – alors que le Conseil des ministres a été repoussé à 16 h 30 – de Courcel m’annonce qu’aux dernières nouvelles, c’est le premier projet qui est retenu. Je refuse de partir à Tunis et fais retenir une place dans le train du soir. Le Conseil des ministres se prolonge. J’attends, pour ne pas partir sans dire au revoir à Fouchet. Il rentre à 22 h 30. Il a obtenu la déclaration que tu connais et que je t’envoie in extenso après avoir démissionné, ainsi que Koenig et Jacques Chevallier, et fait suspendre la séance du Conseil.
« Je lis la déclaration. Je l’accepte à condition qu’on y ajoute une phrase qui avait été barrée concernant l’autonomie interne qui sera acquise « après la signature des conventions et dans les conditions déterminées par celles-ci ». C’est essentiel, c’est capital.(5)
« Je lui demande, avec Jordan et de Courcel, de téléphoner à Mendés France. « C’est impossible car le texte est le texte officiel accepté par le Conseil des ministres…» « Alors je ne vous accompagne pas… » Il téléphone et obtient de Mendès France le rétablissement de la phrase.
« Pour que le secret absolu soit gardé, tous les exemplaires sauf deux, le sien et celui de Mendès France, qui fait ronéoter sa déclaration, sont détruits.
« Les communications téléphoniques avec Tunis sont coupées, les télégrammes bloqués.
« Il est 1 h 30 du matin, samedi, par conséquent. En rentrant à l’hôtel Cayré, où j’ai eu une chambre, je te télégraphie. Samedi, réveil 3 h 30. Une voiture me prend à 4 h. Je prends de Courcel rue des Saint-Pères et, avec Lefranc, nous partons au Bourget.
« Mendès France a téléphoné la veille à Juin,(6) qui se trouve à Cons­tantine, de rentrer à Paris pour l’accompagner à Tunis. Il a accepté sous réserve qu’il approuverait la déclaration.
« Dans le hall vide du Bourget arrivent Fouchet, Juin, Mendès France, Mitterrand (qui n’est pas du voyage), quelques officiers, le préfet de police.
« Avion spécial DC 4. Nous sommes 18, comprenant la suite de Men­dès France : secrétaires, conseillers, police. Décollage à 5 h 30.
« Mendès France, qui la veille disait à Fouchet :« Comment ! Per­russel accepterait de prendre le même avion que moi ? » me serre la main :« Vous ne sauriez croire combien je suis heureux que nous accomplissions ensemble cette mission. »
« J’obtiens de lui la modification du temps à un verbe :« aura » et non aurait un effet subversif.
« Conversation longue avec Juin ; je retrouve le colonel Bonhoure et un officier de marine que j’avais reçu comme maire alors qu’il commandait une flottille de dragueurs à Tunis. 9 h 30 : au-dessus de Tunis. Radio : on ne nous attend qu’à 10 h 30. Tourisme aérien au-dessus du cap Bon.
« 10 h 30 : atterrissage. Troupes. Drapeaux. Musique.
« Sur les figures officielles, la stupéfaction quand on m’aperçoit. Cortège vers la Résidence de Tunis. Très important service d’ordre qui devient très dense autour de la Résidence. Très peu de monde. Silence. Quelques très rares applaudissements.
« Je suis assailli de questions. J’ai dans ma poche un exemplaire de la déclaration mais le Bey doit en avoir la primeur. Je rassure et dément tous les « canards n diffusés par de Kluguenau.(7) « Départ pour Carthage. Grand apparat, moins que pour de Gaulle. Salle du Trône, d’un côté Mendès France, le maréchal, Fouchet, le général, de Boisseson, de Courcel, Je suis de l’autre côté du trône, juste en face de Mendès France. Le Bey, qui m’a serré très fort les mains, écoute la longue déclaration. Il répond, après des voeux à Mendès France, au maréchal et à Fouchet, et se tourne vers moi. Traduction :« et puis je vois avec joie mon très grand et très cher ami, Ma Perrussel, qui est aussi mon voisin… » Les yeux des « Pari­siens » s’écarquillent.

« Aïd el Amar et montre à Mendès France.
« Grand cordon du Nicham et montre à Fouchet.
« Retour.
« Déjeuner à la Marsa : 21 personnes.
« Tremsal a refusé de venir saluer le président et le maréchal à El­Aouina, la ville était représentée par Hayder…

« Après le déjeuner, audiences de Mendès France. Je suggère à celui-ci et au général de faire paraître une édition spéciale des journaux pour publier la déclaration qui à elle seule est un démenti de tous les bruits répandus. Accepté d’enthousiasme (cette édition spéciale annoncera Me Perrussel Résident ?) !
« A sept heures, départ de Mendès France, du maréchal et de leur suite.
« Dîner Résidence.
« Dimanche, je reste avec Fouchet, de Courcel, Pelabon.
« Aziz Djellouli, contrairement à ce qui m’avait été dit à Paris, a refusé d’être Premier ministre.
« Je l’avais vu la veille au soir jusqu’à minuit et demi chez Hayder à Amilcar. Il est inébranlable. Il a refusé au Bey, au Destour, au frère de Moncef Bey, le prince Hassine, que je fais intervenir: Si un homme devait me faire accepter, c’était vous. Je vous refuse mais je vous aiderai de tout mon cœur car il faut que cela réussisse ».
« Je vais le revoir au début de l’après-midi. 1 h. Refus.
« J’obtiens du général De la Tour l’autorisation pour le bureau du Néo-Destour de se réunir, un visa pour la France pour Mongi Slim, le rétablissement des communications téléphoniques qui leur avaient été coupées.
« Tahar Ben Amar rentre de France.
« Lundi, Tahar Ben Amar donne au Bey son acceptation (on s’y attendait !). Il est donc désigné et vient saluer à la Marsa le général et Fouchet.
« Mardi, nouvelle entrevue avec Ben Amar. Les noms qu’il suggère sont inacceptables. Fouchet finit par l’engueuler.
« Départ de Fouchet à 17 h.
« Tahar Ben Amar arrive à la Résidence et propose, sur 10 ministres,
« 10 destouriens.
« Refus du résident, poli, mais ferme.
« Télégramme à Paris avec le curriculum vitae de chacun par de Boisseson et par moi.
« Aujourd’hui (4 août) le général vient de recevoir Ben Amar et l’a posément engueulé. Il fait un appel au calme qui se termine par une précision tout porteur d’armes sera traité comme un franc­tireur, c’est-à-dire abattu sur place.
« C’est un appel au calme d’un genre particulier.
« Je m’entends admirablement avec lui. Il me demande de rester et je lui réponds que je veux partir. C’est notre conflit… »  

D’autres témoins complètent le récit de Me Perrussel. Avant le départ de Paris, Juin n’a toujours pas pris connaissance de la « déclaration ». Juin s’endort. A son réveil, il dit à un attaché de cabinet du président du Conseil « Je voudrais enfin lire cette déclaration. » Après lecture, le maréchal laisse tomber « Je ne suis pas d’accord sur l’institution des commissions, pas d’accord pour que l’on confie l’avenir à des irresponsables, à des gens qui feront des phrases pour le plaisir d’en faire… » Et Juin fait dire à P.M.F. son sentiment. Le chef du gouvernement vient alors s’asseoir sur l’accoudoir du fauteuil du maréchal, prend son stylo à encre verte et corrige les phrases. Juin est contrarié, mécontent aussi du départ de Voizard. Ne rien dire, c’est cautionner la politique de P.M.F. ; refuser de continuer le voyage, c’est provoquer un éclat considérable. Il s’aperçoit bientôt pourtant que le président du Conseil ne tient pas compte des rectifications apportées dans l’avion.(8)
Avant de se rendre en audience chez le Bey pour y annoncer solennellement l’autonomie interne de la Tunisie, P.M.F. apporte les dernières retouches à sa déclaration. L’ambiance générale est un peu celle qui anime la caravane du Tour de France. Après la réception par le Bey, P.M.F. déjeune à la Marsa puis accorde quelques audiences : certains ne peuvent s’empêcher de remarquer le nombre important d’Israélites recul. Dans ce lot de privilégiés, peu de visiteurs habituels de la Résidence.
Le maréchal Juin a lui aussi ses interlocuteurs. Dans une grande majorité ils appartiennent aux cadres traditionnels. Aux anciens combattants, le vainqueur de Cassino assure, mezzo voce « … Je ne suis pas dans ce coup… on m’a pris au saut du lit… Il faut faire quel que chose… Un ne sait pas où on va aller… ». Vers 18 h, toujours dans cette surprenante journée du 31 juillet 1954, le président du Conseil regagne l’aérodrome. Naturellement les troupes sont massées pour rendre les honneurs. La musique se met à jouer l’air Voilà le général qui passe… Mendès France, peu au fait des sonneries militaires, s’arrête à tout hasard et, dans le doute, se met au garde à vous. Toute sa suite l’imite, interloquée. Après quelques instants, Mendès France reprend sa marche ; mais la musique reprend le même air et le chef du gouvernement reprend la position. Le maréchal Juin regagne directement Constantine avec l’impression d’avoir été « possédé », de n’avoir pas été un conseiller, mais un otage.
Les Français de Tunisie restent sur la défensive. La présence de Juin et l’envoi d’importants renforts tempèrent leur hostilité. La violence de M. Colonna ne diminue pas. Pour le sénateur, P.M.F. est venu proposer la dissolution de la communauté franco-tunisienne les Français seyant bientôt considérés en Tunisie comme des étrangers, « dans un pays qu’ils ont puissamment contribué à faire ».
A l’inverse, les nationalistes tunisiens sont satisfaits ; selon M. Bourguiba, la déclaration de Carthage constitue une étape substantielle et décisive dans la voie qui mène à la restauration de la souveraineté complète de la Tunisie… L’indépendance reste l’idéal du peuple tunisien mais la marche vers cet idéal ne prendra plus désormais le caractère d’une lutte entre le peuple tunisien et la France. Elle se fera par des ajustements et des aménagements entre les deux gouvernements dans la confiance réciproque et l’amitié retrouvée »… Par ces propos, le «Combattant suprême » explique ouvertement la politique, celle de la « feuille d’artichaut », qu’il va poursuivre pendant des années.
En France, l’opinion de gauche approuve M. Mendès France. En revanche, les modérés et notamment les Indépendants et Paysans sont plus que réserves ; de même que les Républicains sociaux (gaul­listes), dont fait partie pourtant M. Christian Fouchet. Le 4 août, à Genève, le bureau du Néo-Destour accepte d’entrer dans le ministère présidé par M. Tahar Ben Amar, qui est finalement présenté le 7. Mais les fellagha poursuivent leur action…
Quant à Boyer de la Tour, maintenant résident général, il affirme à son entourage « II faut créer un climat nouveau… » Le général approuve publiquement la politique de M. Mendès France en Tunisie. Au cours de son premier voyage officiel dans la Régence, le résident général apprécie, dans la première ville où il est reçu, l’arc de triomphe dressé par les destouriens ; comme de Gaulle plus tard, il plonge dans la foule tandis crue les femmes poussent des youyous. Tout cela paraît trop parfait pour ne pas laisser deviner le « téléphone arabe » ; les nationalistes ont une nouvelle fois prouvé la force de leur organisation.
Ces applaudissements frénétiques sont en fait un avertissement. Au fur et à mesure du déroulement du voyage, ces symptômes se précisent, notamment à Sfax. Aussi, en rentrant à son bureau, le général est-il soucieux : « La population, câble-t-il au gouvernement, nous a bien reçus mais on peut se demander si cette effervescence ne va pas tourner à un mouvement violemment antifrançais… »
A peu près au moment de sa première tournée, Boyer de la Tour découvre que la mère de Lipkowski est député R.P.F. Une excellente occasion d’avoir des « contacts parlementaires ». Le général arrive à Paris le 13 août. C’est le moment du plus grand « vide » de l’année ; devant l’insistance du résident général, son collaborateur fait revenir sa mère de la Côte d’Azur et cherche des invités pour les prochains dîners de son patron. Le premier est Antoine Pinay. Comme chaque été, l’appartement de Mme Lipkowski est rangé, les tapis sont roulés, les housses garnissent le mobilier et le personnel habituel n’est pas là. La maîtresse de maison engage un extra.
En rencontrant Pinay, le général veut se garder sur sa droite. Pour se mettre dans les bonnes grâces de l’homme politique, Boyer de la Tour l’interroge :
– Monsieur le Président, vous êtes un homme extraordinaire ; vous avez réussi à remettre l’économie sur pied, mais quel est donc le secret de votre réussite ?…
Pinay sort alors une paire de lunettes de sa poche et la montre au général :
-… Ma réussite ? C’est une affaire de bon sens. Admettons que cette paire de lunettes coûte 100 F. Il y a deux solutions pour la rendre accessible. Ou bien je donne les moyens d’acheter l’objet ou je baisse son prix…
Brusquement la scène tourne au comique. L’extra, qui a forcé sur les vins, est maintenant parfaitement ivre, et donne une grande claque dans le dos de Pinay :
– Voilà, bravo Monsieur le Président, ça c’est le bon sens !
La conversation reprend un certain sérieux quand Boyer de la Tour parle des fellagha.
Après la droite, le général s’occupe aussi méthodiquement de la gauche. On pense organiser une rencontre avec Max Lejeune, Daniel Mayer, Edouard Depreux et également avec Jacques Soustelle (parce que ce dernier est hostile à la C.E.D.). Dans ces déjeuners le résident général se montre â la fois, conteur d’anecdotes, flatteur pour ses commensaux, courtisan souvent, Boyer de la Tour est le « général comte… »; dans les repas avec la gauche, il est le général Boyer de la Tour « sorti du rang ~. Il prend plaisir à ces agapes.
Derrière Boyer de la Tour, et comme son ombre depuis 1943, le colonel Méric. En plus de ses relations politiques, il l’aide à mettre en forme ses idées ; il a l’imagination qui fait défaut à son chef. Cultivé, de tendance progressiste, ancien mari de la fameuse Marie­ Madeleine, de la Résistance, le colonel est un partisan convaincu de l’autonomie, voire même de l’indépendance de la Régence. Par bien des côtés, intellectuels et physiques, il est tout à l’opposé du résident général. Surtout, la présence de ce libéral est une garantie supplémentaire. L’équipe comprend aussi l’habile Roger Seydoux.
La séance solennelle d’ouverture des discussions pour les futures conventions s’ouvre à Tunis le 4 septembre 1954. Les deux délégations sont acclamées par la foule aux cris répétés de « Vive Bourguiba ! Vive Mendès France !» Mais il est entendu que l’essentiel des travaux se déroulera à Paris. Les Français de la Régence restent réticents. M. Gabriel Puaux, sénateur des Français de Tunisie, écrit dans Tunis-Soir :
… « Sur le chemin où s’est engagé en Tunisie M. Mendès France, je ne vois qu’une suite d’abandons en face de croissantes exigences ou, si la France se raidissait, de nouvelles et sanglantes épreuves de force ; deux solutions également détestables. »
Pour M. Puaux, il eut suffi d’une plus grande fermeté envers le terrorisme pour poursuivre l’œuvre « entreprise depuis soixante-douze ans par la France « et établir un Etat moderne » où Français et Tuni­siens vivraient associés, égaux et indissolublement unis ».
Peu à peu les Francais reviennent de leur stupeur. De plus en plus le jeu de Boyer de la Tour, qui subit leur pression, va consister à freiner les négociations sur l’autonomie interne. Presque chaque matin, le général se met en colère ou feint de s’y mettre, et suit attentivement l’affaiblissement politique de Mendés France au Parlement. Bref, il prend des gages. Il n’est plus question pour Seydoux ou Lipkowski et ceux qui sont partisans d’une autonomie très large de « raisonner » leur chef ; il faut le prendre par l’ambition. En fait, quand le général ordonne d’envoyer au gouvernement un télégramme dans tel ou tel sens, ce sont les soutiens de Mendés dans son équipe qui rédigent le document, parfois à l’opposé, sur le fond, de ce qu’il a demandé. Le général s’en aperçoit-il ? Est-il complice ? Est-il prêt à se déclarer trahi par ses collaborateurs? Aucune réponse n’est sûre, car le résident général utilisera l’argument qui lui convient, soit en face des protestations des Français de Tunisie soit à l’inverse, devant une critique de Paris.
A la suite d’un grand meeting des Français de la Résidence où le général Rime-Bruneau s’élève très violemment contre « la politique d’abandon », Lipkowski, en accord avec Seydoux, assure à Boyer de la Tour que, s’il n’expulse pas ce turbulent, il sera « voizardisé ». Dans un moment de colère, le résident général signe la mesure d’expulsion, d’autant plus facilement que Rime-Bruneau s’en était pris personnellement à lui. Peu après, Boyer de la Tour prend l’avion de ligne régulier à destination de Paris et prend les passagers à témoin : « Un général n’expulse pas un autre général… Vous ne connaissez rien à l’Afrique… » Et pendant les quatre heures que dure le vol il « interpelle ses collaborateurs acquis à une politique d’abandon ». A l’aérodrome de Paris, Jacques Duhamel, au nom d’Edgar Faure, et Bas­-devant, en celui de Fouchet, accueillent le général et le félicitent :
– Vous avez agi en homme d’autorité en expulsant Rime-Bruneau.
Il s’opère alors chez Boyer de la Tour une mutation extraordinaire. Bien loin maintenant la scène qu’il a faite dans l’avion :
– L’autorité, affirme-t-il à la cantonade, j’en ai l’habitude .(9)
De retour à Tunis, le résident général s’inquiète pourtant vivement d’une manifestation silencieuse organisée par ses compatriotes. Tandis qu’il part à la Marsa, il fait protéger les grilles du palais officiel par un détachement de parachutistes.
L’opinion du colonel Massu
Les semaines passent. Les négociations connaissent des alternatives diverses, tout comme le terrorisme. Les activités des fellagha poussent la droite de l’Assemblée nationale, dont les gaullistes, à attaquer vivement le gouvernement Mendès France. Pour ces députés, il n’est pas possible de négocier alors que les nationalistes tunisiens disposent de groupes armés battant la campagne.
Dans l’esprit de P.M.F., les choses devraient aller vite. Mais il se trouve rapidement accaparé par l’affaire de la G.E.D. C’est finalement Christian Fouchet qui représente la France dans les négociations. Hélas ! il apparaît qu’il « ne fait pas le poids » face à un Mongi Slim dont le calme et le flegme renforcent une habileté hors ligne. L’homogénéité de la délégation tunisienne se révèle un atout supplémentaire devant l’inconsistance et les divisions de la délégation française. De semaine en semaine, les entretiens de Paris sur le futur statut de la Tunisie se poursuivent donc jusqu’au jour où, de sa résidence surveillée, Bourguiba, véritable chef d’orchestre, donne l’ordre aux fellagha de répondre favorablement aux propositions de cesser le feu de la Tour. Pour les progressistes du Néo-Destour, le Combattant suprême prend un gros risque : ne va-t-il pas démobiliser ses troupes et perdre ses moyens de pression sur le gouvernement français. En fait on discute encore sur le point de savoir si les fellagha tunisiens ont vraiment rendu les armes, ou si, Boyer de la Tour fermant les yeux, ils ont joué la comédie pour désarmer les adversaires de l’autonomie interne de la Tunisie. Quoi qu’il en soit, Bourguiba se fait «incendier» par son plus virulent concurrent politique, Salah Ben Youssef, qui est dans la main des extrémistes du Caire. L’un est intimement convaincu qu’il arrachera pratiquement sans douleur aux Français l’indépendance totale de son pays. Pour l’autre rien ne doit être négocié ; tout doit être obtenu par la force et le sang. Bien sûr, derrière cette querelle d’école, il y a une lutte féroce pour le futur fauteuil de président de la République tunisienne.
Le colonel Jacques Massu, qui n’est encore qu’adjoint au général commandant la 11e Division d’infanterie stationnée dans le Sud tunisien, décrit à sa façon la reddition des fellagha et l’évolution de la situation. Le 15 novembre 1954, Massu prend la plume :
«… Nous terminons des opérations de ratissage de djebels, assez payantes. En particulier, nous avons pris des déserteurs de la garde beylicale qui prétendent avoir été mis dans le coup fellagha bessif et remontent au Vieux Destour, partisan résolu de l’indépendance.
« Nos renseignements sur les congrès du Néo-Destour réunis à Tunis indiquent la résolution des dirigeants d’entretenir le mouvement fellagha jusqu’à l’indépendance complète… « La France avait promis l’autonomie interne en 1951… Elle ne tient pas sa parole… Nous ne pouvons avoir confiance en elle… » Ils veulent une armée tunisienne, a à côté de l’armée française chargée de la défense extérieure. Les fellagha seront le noyau de la future armée tunisienne. Pas question de les obliger à rendre leurs armes, sinon par la force. Et il y en aura toujours…
« L’équivoque est la même qu’en Indochine en 1946. Nous pourchassons des bandes actionnées (nous en avons la preuve) par les gouvernants avec lesquels nous traitons. Ceux qui sont chargés de discuter les conventions étant peut-être moins durs que ceux qui restent à Tunis.
« Apparemment, le Tunisien ne paraît pas pouvoir devenir ce qu’est le Viet. Néanmoins si nous développons la guerre, même victorieuse, dans ce pays, nous y sapons les bases essentielles de notre coexistence.
«  En attendant une solution politique, je pense à occuper au maximum les djebels et à obliger les gens à s’y remuer, de façon à empêcher les fellagha de s’y renforcer. … La division se rode dans les meilleures conditions de grandes manœuvres avec un plastron idéal car il n’est pas dangereux. Je ne sais combien de temps durera le matériel car il roule, roule, roule de nuit comme de jour.., »
Le 17-XI-1954 :
«… Rien de tragique dans mon secteur !(le plus difficile de Tunisie !). Les français sont passablement c… sur les bords et em… par leur prétention. Les Arabes sont mal élevés mais excités par la radio (Voix des Arabes du Caire) et un poste algérien, 23 h 30, bande de 25 m, qu’il faudrait absolument brouiller, et par l’endoctrinement, le rabâchage des cellules du Néo-Destour auxquelles il faut dire « halte » avec fermeté.
« Il faut que la a Guerre » envoie des officiers ayant connu et aimé les Arabes (par exemple au cours de la campagne de Tunisie) pour reprendre les contacts personnels, discuter et obtenir des ralliements, et un chef d’E.-M. astucieux à Tunis… La formule que je préconise n’est pas neuve. C’est la seule… Je ne comprends pas que le résident ait hésité. Il a tort de ne pas faire confiance aux gars.
« J’aimerais bien que mon général Z…, d’ailleurs intelligent et sympathique mais furieux d’être au Kef et regrettant X…, soit chargé de la coordination des opérations algéro-tunisiennes et réside ailleurs qu’au Kef pour me laisser un peu de place et de tranquillité ; car il est nerveux et va abîmer sa santé s’il continue ainsi à « courteliner ».
« (…) Tunis est moche, très moche – jouisseur chez les civils – combinard et satisfait à l’E.-M. du commandement supérieur des « troupes, partial au Cabinet.
« Différence entre Saigon et la brousse ! Chacun a son avis et déconne « à qui mieux mieux. J’ai failli « sortir » les anciens de la 2e D.B. qui s’en prenaient avec violence au résident et au président du Conseil (P.M.F.).
«  Si les Français étaient moins « cloches », jamais toutes ces histoires n’auraient dû se produire avec les Arabes. Ça peut être arrangé mais il faut se hâter de sélectionner partout le personnel et de ne plus se faire les boys des colons… Prenez-les au mot quand ils menacent de vendre et faites racheter ! Ils ont assez de fric.
« On nous promet des « Vêpres siciliennes ». A la grâce de Dieu !
« Je n’y crois pas ! Je pense au contraire que rien n’est perdu. Mais il faut d’urgence rattraper tous nos amis qui doutent de nous et vont nous lâcher définitivement (…).
« Je ne regrette pas d’être venu. Cela me rappelle le Châtelet. Je ne prétends d’ailleurs pas que le sang ne coulera plus à l’avenir comme au Grand Guignol…
« (…) Dans les jours ou les semaines qui viennent, il pourra subsister quelques bavures sur le plan de l’ordre… Trop de gens y ont intérêt…
« La gendarmerie rend compte avant toute enquête… L’événement est grossi et la presse est vite saisie.
« Il nous appartiendra – et je crois que le Néo-Destour nous y aidera – d’établir la vérité sur les fameuses attaques de fermes et les assassinats de « Tunisiens amis de la France ». Par exemple, l’attaque d’hier soir sur la ferme Créous, près de Siliana, a fait l’objet d’un C.R. transmis, en l’absence de son brigadier convoqué au Kef, par un tout jeune gendarme… La ferme est gardée par des « militaires qui n’ont pas rendu compte. Mais surtout c’est la 3e fois que cette ferme reçoit des coups de feu et il faut savoir que le fils du fermier a une très mauvaise réputation, vivant à l’indigène et couchant avec les femmes arabes.(10) Là-dessus, l’interpellateur M.R.P. peut dire, à la Chambre, que les attaques continuent. Nous « vivons vraiment dans un régime curieux!
« Je pense que, sur la base des excellentes relations entre délégués français et tunisiens, qui ont largement contribué à faire aboutir l’opération fellagha, nous pouvons et devons poursuivre une ambiance de vérité et de confiance avec le Néo-Destour. Les délégués tunisiens avec lesquels j’ai pu causer librement, qui vont du « commerçant au propriétaire terrien en passant par l’avocat, ont fait l’éloge de leurs partenaires, les officiers français ; ils m’ont paru « animés du même sincère désir d’entente avec nous, de la même confiance en M. Mendès France, que leur a inspirée M. Bourguiba, de la même ambition légitime d’atteindre leur indépendance interne
et de s’administrer eux-mêmes.
Il nous font crédit, à nous militaires, parce que nous ne sommes
généralement pas des capitalistes ; ils estiment qu’une mesure de
la part de la France serait le désarmement des colons. N’ont-ils pas
raison, quand ce ne serait que si nous voulons mettre ces derniers,
qui passent pour très hostiles à notre manière de faire actuelle,
à l’abri de l’accusation de provocation, qui pourra être lancée dans
quelque temps ?
Les Tunisiens nous demandent d’être arbitres entre eux et les colons,
plus les fonctionnaires, plus les caïds, plus les gendarmes… n’est-ce
pas un rôle honnête ? Ces délégués, qui ont à peu près tous purgé
deux ou trois ans de prison pour leur action politique, ne sont pour­
tant pas communistes, ne sont pas haineux comme l’étaient sou­
•    vent nos partenaires Viets de 1946 à Hanoi. Et certain jeune chef « fellagha m’a raconté comment il avait pris le djebel à la suite d’une
répression…
Je m’efforce de ,juger sans passion, quoique ayant un sens aigu de
l’injustice. Si Dieu nous avait fait naître Tunisiens, comment
aurions-nous agi ? Nous tenons la bonne chance de régler cette
affaire tunisienne. Jouons franc jeu jusqu’au bout et n’hésitons pas
à relever ceux qui demeurent entêtés dans leur égoïsme et leur
parti pris (…). s

Le 26 novembre, troisième lettre de Massu :
«… Je crois qu’il faut nous méfier avant tout des gens qui « veulent faire la guerre b dans ce pays pour en tirer des avantages personnels, comme ce fut trop souvent le cas en Indochine. Il faut dire que cela a réussi aux carrières militaires d’un certain nombre, particulièrement de ceux qui n’ont ramassé que des « os » mais ont peuplé les cimetières et les prisons.
« Si nous sommes véritablement inspirés du désir de mettre un terme à la vengeance des victimes antérieures du terrorisme tunisien, et si nos émissaires ont la sincérité, la volonté d’aboutir, la patience et la fermeté, notas devons parvenir à séparer les fellagha, à obtenir     le ralliement des nationalistes et à ne pins avoir éventuellement « qu’à chasser de véritables bandes qui perdraient, à se soumettre, leur belle vie actuelle. Le succès dépendra des contacts avec les chefs Sassi et Tahar Lassoued et Lazare Chraihi.
« Je crois qu’il faut prendre les choses très au sérieux, et je m’emploie à taire partager ce point de vue à mon général, et à désigner nos     meilleurs officiers pour la prise des contacts.
« Je ne me sens pas du tout « humilié » de traiter avec les fellagha, mais pour un colonial ou un officier d’A.I., la diplomatie passe avant la guerre. A ce titre je persiste à considérer que la présence du contingent est une bonne chose car il donne de la France, aux Arabes, un bon visage, d’ailleurs apprécié (…).
«  Je vous signale tout de même que la désignation des futurs officiers d’A.I. de Tunisie est mal faite ce sont de simples officiers parlant l’arabe que l’on arrache à leur corps de troupe d’Algérie (où le même travail est à faire) pour les parachuter dans un pays qu’ils ignorent et à des fonctions auxquelles ils ne sont pas préparés, a ni techniquement ni moralement. De plus ils reviennent d’Indochine et leurs familles risquent de ne pouvoir les rejoindre en Tunisie.
« C’est une question importante, car si nous voulons vraiment reprendre contact avec ce pays dont la France paraît trop détachée depuis la guerre, il faut appliquer ici une élite.
« Et j’ai l’impression qu’il ne faudrait pas grand-chose pour remettre en marche dans des conditions modernes la machine des relations franco-tunisiennes à partir des quelques résultats de nos dernières opérations.
« Appliquez ici d’abord l’esprit de justice, sans privilège racial… et si nécessaire donnez un peu l’exemple de l’esprit de charité… C’est à nous de commencer ! Méthode traditionnelle des vrais pacificateurs, et le général Leclerc s’était efforcé de la faire comprendre en Indochine en 1946…
« Demain à Tunis, pour le 7e anniversaire de sa mort, une messe nous réunira. J’espère qu’elle inspirera un certain nombre d’orgueilleux et d’obstinés… Car si leur point de vue prévalait, alors se développerait une véritable résistance contre laquelle nous nous userions inévitablement dans les années à venir ! »
Enfin, le 9 décembre :
« … L’opération pacifique qui se termine officiellement cette nuit et dont la rentabilité est évidente, a été permise par le Néo-Destour qui nous a donné la mesure de sa vigueur et du contrôle qu’il exerce sur les fellagha. En échange de leur ralliement et de leurs armes, ceux-ci sont maintenant fichés avec précision c’est très important. Et nous sommes sortis de l’équivoque nous avons enfin, nous militaires, contact avec les responsables, au lieu de poursuivre leurs soldats dans les djebels (…). J’ai revu Guillebon (…) à Tunis…
« Il a été surpris de l’ampleur des ralliements dans sa zone qui englobait les 8/10 des bandes et les plus dures. Les fellagha ont apporté plus de munitions qu’on en demandait et des grenades qu’on ne demandait pas… P.S. Fin novembre, j’ai parié avec Perrussel, qui     se moquait de moi, que nous ramasserions le millier d’armes. Nous « en sommes à 2 393 fellagha et 1 862 armes… » 

Quelques extraits supplémentaires de cette correspondance du colonel Massu pourraient servir d’épilogue à l’épisode tunisien, mais aussi d’éclairage sur le futur : on retrouvera en effet, dans la guerre d’Algérie, Massu devenu général et tenant, à l’égard des fellagha algériens, des raisonnement qui ne sont pas éloignés de ceux d’aujourd’hui.
Boyer de la Tour cherche un nouveau poste
En février 1955 le gouvernement de Mendès France tombe. On lui cherche querelle sur sa politique algérienne et l’extension de la rébel­lion (elle a commencé le 1″ novembre 1954). Mais en fait, c’est sur l’affaire tunisienne que le R.P.F. (les gaullistes), le lâche et que René Mayer donne l’estocade.
Les conventions qui devaient être signées pour déterminer les conditions de l’autonomie interne n’ont pu voir le jour. Peu à peu les diplomates français, Seydoux, Basdevant, etc., … acquis dans le fond de leur cœur aux thèses de leurs adversaires, se sont laissés grignoter, sans opposer grande résistance, par les Tunisiens. Les Indépendants et le R.P.F. s’aperçoivent qu’ils sont pris dans l’engrenage et c’est la crise gouvernementale. Elle sera longue. Comment admettre que les forces armées et la justice, piliers du maintien de l’ordre, puissent demeurer des responsabilités françaises tandis que l’ordre dans la Régence relève évidemment de l’autonomie interne. Contradiction flagrante qui était contenue dans les déclarations mêmes de P.M.F.
Dès qu’un président du Conseil est pressenti, Boyer de la Tour se précipite à Paris. Pour chaque candidat, le général a les mots les plus agréables ; il s’inquiète vivement des sentiments que lui porte l’éventuel chef du gouvernement. Lorsqu’il comprend que Mendès France a perdu une partie de sa majorité, ses relations avec Fou­chet deviennent de plus en plus tendues et il se montre même insolent.
Dans le gouvernement Edgar Faure qui succède à celui de P.M.F., Fouchet est remplacé par Pierre July. Dans le passé, ce député d’Eure-­et-Loir n’a pas ménagé les critiques acerbes à la politique de P.M.F. pour l’Outre-Mer. On s’étonne donc un peu de le voir devenir ministre dans une nouvelle combinaison dont le chef est dans les mêmes dispositions d’esprit que celles de P.M.F. Ce que le grand public ignore c’est qu’avec son accession au pouvoir, et notamment sous l’influence d’une certaine tendance vaticane, des chrétiens progressistes, du commandant Salvy qu’il prend à son cabinet, M. July va opérer un complet -revirement. Par contraste on regrettera le faible et mou Fou­chet ! Mendès connaissait parfaitement bien ses dossiers, et discutait âprement avec les Tunisiens. Parfois l’atmosphère était lourde. A son inverse, Edgar Faure est un équilibriste. Il compte sur sa facilité, son étonnante faculté d’improvisation, qui n’arrive quand même pas à masquer sa légèreté. Il est tour à tour décevant et remarquable. Mais il sait mieux que P.M.F. créer les conditions d’un climat. Il est moins dogmatique, moins précis, et se borne à donner quelques grandes directives.
Aussi, sous son impulsion, les discussions franco-tunisiennes touchent-elles à leur fin. Boyer de la Tour ne cache pas que « toutes ces conventions ne vaudront rien en raison de la surenchère nationaliste ». Le résident général refuse même de se rendre à Paris pour participer aux dernières conversations ; il lui arrive, dans des entretiens privés, de menacer de « foutre le gouvernement par terre ». Lorsque Edgar Faure prend l’initiative de libérer Bourguiba, Jacques Duhamel, directeur du cabinet du président du Conseil, avertit Lip­kowski « Demain, Bourguiba, qui habite à l’hôtel Continental, fera une visite à l’hôtel Matignon. Il faut que tu viennes pour que l’on mette au point la philosophie de ces conventions… ». C’est ainsi que les deux partis tombent enfin d’accord sur le fameux article 6 qui accorde la double nationalité aux Français de Tunisie. Bref, Edgar Faure et Bourguiba mettent les « choses en scène » et le président du Conseil décide d’exploiter à fond, tant à l’égard de la presse qu’à celui des Français de Tunisie, l’aspect « rassurant » de cette clause.
Au début, Boyer de la Tour escompte que July, catalogué à droite, va l’aider à freiner les discussions avec les Tunisiens. Or ce n’est pas le cas. Rapidement les relations se tendent entre les deux hommes. Quant à Edgar Faure, il prend un peu le général pour un vieux radoteur, rusé toutefois. Mais l’instinctive crainte physique du président du Conseil lui fait redouter la prestance et les éclats du résident général. Mendès France commandait Boyer de la Tour, tandis qu’Edgar Faure n’ose jamais le prendre de front en dépit des renseignements qui montrent que le général freine la politique du gouvernement sans toutefois la trahir. A mesure que les négociations avancent, la position des Français de Tunisie se durcit. Dans certains milieux, on ne parle que de descendre dans la rue, ce que Boyer de la Tour redoute plus que tout, ayant encore à l’esprit la mésaventure Voizard. Par téléphone, Lipkowski apprend à Boyer de la Tour la libération de Bourguiba. Furieux, le résident général hésite à donner sa démission. Avec la mise sur pied et « l’exploitation ~ de la double nationalité, il lui est offert une porte de sortie, une « excuse ». Le général la saisit et annonce enfin « Puisqu’il y a un événement nouveau, je vais à Paris… »
Pour la signature finale des conventions, il était entendu qu’il y aurait rencontre entre les deux délégations. Mais Edgar Faure veut, en plus, que Boyer de la Tour soit présent, comme un garant et ce faisant il reprend le procédé Mendès France, lorsque celui-ci s’était fait accompagner à Tunis par le maréchal Juin. Avec beaucoup de réticence, Boyer de la Tour donne son accord de principe pour participer à la séance finale. Mais vers 20 h 30, une heure avant le début de la cérémonie, le général téléphone à Lipkowski, qui est à l’hôtel Matignon
– Je ne peux pas venir… Je suis couché et malade.
– Vous ne pouvez pas faire cela, mon général, réplique le diplomate.
– J’ai des rhumatismes, dites-leur que…
Lipkowski se précipite chez Edgar Faure :
– Le général Boyer de la Tour ne peut pas venir.
– Mais ce n’est pas possible, mon gouvernement va éclater !
– Téléphonez-lui vous-même !
– Non, non… Démerdez-vous !
Pendant ce temps les délégations débouchent à Matignon et Lip­kowski téléphone de nouveau à Boyer de la Tour :
– Mon général, vous pouvez venir, c’est une séance de pure forme, on ne signera pas…
Le résident général arrive enfin à Matignon, furieux de voir les deux délégations, et plus encore de la présence de la presse et des opérateurs de cinéma. Il recule sa chaise tant qu’il peut pour éviter d’être dans le champ des caméras, puis réussit à se lever ; par une porte dérobée, il s’esquive dans le jardin de la présidence du Conseil. Duhamel court après le général qui, contraint et mécontent – il n’a jamais été aussi en colère – se met à bouder.
Le lendemain de ce vaudeville, Boyer de la Tour convoque Lip­kowski à l’Office de Tunisie et l’accuse
– Vous m’avez trahi ! Vous m’avez joué un tour épouvantable. Vis-à-vis du maréchal Juin, je ne veux pas rester en fonction. Voici, vous allez remettre ma lettre de démission au chef du gouvernement.
– Vous êtes bien sûr, mon général, qu’il faille remettre cette lettre `?
– C’est un ordre.
– Très bien, mon général, je vais donc remettre votre démission.
Lipkowski se rend à Matignon et remet à Duhamel la lettre de Boyer de la Tour en lui expliquant l’état d’esprit de son auteur. Manifestement, cette décision ne fait pas du tout l’affaire du gouvernement et le directeur du cabinet d’Edgar Faure interroge
– Le général y tient vraiment à cette démission ?
– Ça dépend de l’accueil à Tunis…
– Très bien, réplique Duhamel, qui met la lettre du général dans son coffre-fort, tu ne m’as pas vu. Gagnons l’après-midi…
Quelques heures plus tard, l’arrivée de Boyer de la Tour à Tunis se déroule dans le plus grand calme et sans aucune manifestation de la colonie française. Lipkowski, resté à Paris, téléphone au résident général
– Je n’ai pu atteindre ni Duhamel ni le président du Conseil.
– Bien… Gardez donc cette démission…
Il ne reste plus au diplomate qu’à téléphoner à Matignon pour demander de laisser la lettre de Boyer de la Tour dans le coffre fort.(11)
Le 31 mai 1955, Bourguiba lance un appel à l’apaisement et, le lendemain, va à Marseille pour rentrer à Tunis. Le retour du Combattant suprême dans sa patrie provoque une nouvelle crise chez Boyer de la Tour :
– Je vais encore avoir, soupire-t-il, les Français sur le dos.
A vrai dire Bourguiba n’avait pas été tellement pressé de quitter Paris et il avait expliqué à Lipkowski venu lui demander ses intentions :
– C’est la période du Ramadan. Or je ne le fais pas. Je ne tiens pas à me détraquer l’estomac ; il vaut donc mieux laisser passer du temps.
Cette « désinvolture » du leader destourien et son empressement relatif à se mettre en route ne changent rien chez le résident général qui bombarde le gouvernement pour demander des renforts: Le jour enfin venu de l’arrivée de Bourguiba, le général est sur le pied de guerre et n’arrête pas d’affirmer à la cantonade :
– Ça va être la Saint-Barthélemy ! ça va être la Saint-Barthélemy !
Boyer de la Tour installe des chars partout et assure :« Au premier incident, je fais tirer. »
Puis il convoque le général de Saint-Opportune et lui ordonne : « Faites doubler la garde »; en outre il se fait tenir au courant de chaque détail de la marche triomphale de Bourguiba sur Tunis : « Il est sorti de voiture, etc. ». Grand moment d’agitation et de perplexité pour Boyer de la Tour quand la police lui apprend que Bourguiba, abandonnant son véhicule, manifeste le désir de rentrer à cheval dans sa capitale.
Finalement les choses se déroulent sans incident majeur et Boyer de la Tour, après s’être beaucoup interrogé, décide de recevoir Bourguiba, non pas à sa résidence à Tunis mais à la Marsa. Tout heureux d’avoir trouvé une solution, il laisse tomber :
– C’est ça, je recevrai Bourguiba là-bas… En fait ce n’est pas grand-chose.
Le général est même au mieux de sa forme et il trouve que les choses se passent parfaitement. Détendu, apaisé, il ne cache plus que son grand rêve est celui de devenir résident général au Maroc. C’est l’objet de toutes ses préoccupations et il s’en ouvre à son entourage et notamment à Lipkowski :
– Ah ! mon petit vieux… il faut monter un coup… C’est le Maroc qu’il me faut (12)
Or pour ceux qui ont suivi en détail la marche des affaires tunisiennes de ces derniers mois, la nomination éventuelle du général à Rabat paraît très aléatoire. Edgar Faure et July n’ont rien oublié de ses manœuvres, de ses atermoiements, et semblent peu disposés à l’utiliser de nouveau…

—————————————————————–
1- J’ai interrogé, pour en avoir le cœur net, le président Mendès France. L’ancien chef du gouvernement a bien voulu me répondre par lettre du 19 mars 1968 :
« Sur la question précise que vous me posez (Qui a pris l’initiative du voyage du général à Genève ?) ma réponse ne peut qu’être nette. C’est bien moi qui, étant à Genève pour la négociation indochinoise en juillet 1954, ai convoqué le général Boyer de la Tour. Je lui ai indiqué la politique que je désirais entreprendre et je lui ai demandé s’il accepterait de présider sur place à cette politique nouvelle, en qualité de résident. Il a accepté. »
Et P.M.F, ajoute :
«  Je dois dire qu’il a été sur place un exécutant ponctuel de la volonté gouvernementale. Je n’aurais d’ailleurs pas admis un autre comportement et 11 le savait bien. »  

2- Juin avait répété à plusieurs reprises « Si j’étais Marocain je serais nationaliste (…), le protectorat devra faire place à une émancipation progressive. »
3- Sur la personnalité et le rôle de Me Perrussel, voir Le Guêpier, chap. 19.
4- M. de Courcel est l’ancien officier d’ordonnance du général de Gazelle et se trouvait à ses côtés à Londres lors de l’appel du 18 juin 1940. C’est un diplomate.
5- Quelle illusion !
6- En fait P.M.F. a téléphoné le 29 et Juin est arrivé à Paris le 30.
7- En fait Kluguenau comprenait bien ce qui allait se passer.
8- Documentation personnelle de l’auteur.
9- Documentation personnelle de l’auteur.
10- Et voilà 1 les grands mots sont lâchés ! a vivant à l’indigène, couchant avec les femmes arabes. » Mais c’est souvent par les femmes qu’on connaît une société, et qu’on a du renseignement. Si Pizzare a conquis l’Empire inca c’est parce qu’il avait fait sa femme d’une fille d’un grand chef du Mexique d’alors. Et si les musulmans ont si bien su manœuvrer l’opinion française, s’infiltrer dans nos organismes du Quai ou de la presse, c’est par leurs femmes ou leurs maîtresses françaises qu’ils y sont souvent parvenus…

11- Documentation personnelle de l’auteur.
12- Documentation personnelle de l’auteur.

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