La nuit la plus courte (Nouvel Observateur)

La nuit la plus courte de Habib Bourguiba

 

Le Nouvel Observateur

Novembre 1987

 

Mohamed Sayah, ennemi juré de Ben Ali, vient de rentrer à Tunis. Il pousse Bourguiba à l’intransigeance. « Il faut vous débarrasser des intégristes une fois pour toutes ». Lui est prêt à le faire. S’il est Premier ministre…

Mercredi 4, pendant le Mouled, se noue un complot de sérail. La nièce du Président, Saïda Sassi (qui voit en Ben Ali le seul homme capable de protéger son oncle) prévient le Premier ministre en exercice d’une campagne de rumeurs, menée par Mahmoud Ben Hassine (le « lecteur » du président), est engagée contre lui, comme elle le fut contre ses prédécesseurs limogés. Zine Ben Ali n’a pas été pour rien, depuis dis-sept ans, l’homme de la police, de la sécurité et de l’armée : dès le jeudi 5, la garde est changée au palais, et Mahmoud Ben Hassine est arrêté chez lui.

…En fin de matinée, le président et le premier ministre ont une entrevue orageuse. Ben Ali désormais que les heures lui sont comptées. Il sait aussi que le procès ne peut pas, ne doit pas reprendre le lundi 9 novembre. Vendredi après-midi il consulte. Qui ? Des généraux fidèles, sûrement, et au moins un homme politique, membre du comité directeur du parti, Hédi Baccouche – une des meilleures têtes pensantes de la nouvelle génération tunisienne. Décision prise : il faut éliminer le président. La marge de manœuvre est étroite mais elle existe. L’ex-Premier ministre Mohamed Mzali y avait déjà pensé : il suffit de se référer à l’article 57 da la constitution qui prévoit de remplacer le président par son Premier ministre en cas d’«incapacité».

Mais Mzali n’avait pour lui ni le parti ni l’armée, il avait reculé. Ben Ali, avec l’appui de Baccouche, peut, lui, aller de l’avant. Vendredi soir, Bourguiba fait appeler deux de ses médecins habituels : il a des problèmes digestifs pour avoir mangé un raison trop vert ! A 9 heures, il se couche en écoutant comme d’habitude un programme radio de musique andalouse, diffusé spécialement pour lui. Et le palais s’endort.

A 11 heures du soir commencent les premières arrestations préventives qui reprendront en deuxième vague vers 2 heures du matin. Mohamed Sayah et ses partisans – Mahjoub Ben Ali, Hedi Attia, deux hommes d’influence – sont enfermés dans une caserne désaffectée, à l’Ariana, près de l’ancien aéroport. Mansour Skhiri, directeur du cabinet du président, sera, lui, arrêté à Carthage vers 4 heures du matin. Habib Bourguiba junior est emmené vers minuit et sera ramené à 6 heures du matin.

4 heures du matin, c’est l’heure à laquelle Bourguiba se réveille. Ce samedi-là, au lieu du petit déjeuner, il voit entrer dans sa chambre le ministre de la Défense Slaheddine Baly, accompagné de deux généraux et d’un colonel. Baly signifie à Bourguiba qu’il n’est plus président en vertu de l’article 57 de la constitution. La garde, soigneusement choisie, a laissé faire. Le palais est encerclé par quelques blindés. Bourguiba a compris : on l’a trahi. A ce moment, son coiffeur, qui, comme tous les matins, se présente au palais, est renvoyé chez lui. Lui aussi a compris.

Reste un problème important à résoudre : celui de légalité. Elle repose sur la caution des médecins, chargés de constater l’incapacité physique et mentale du président à gouverner. En pleine nuit, sept professeurs de médecine qui, tous, soignent ou ont soigné Bourguiba, sont donc tirés de leur lit par un coup de téléphone impérieux les convoquant d’urgence au ministère de l’Intérieur. Le dernier, Abdel Aziz Annabi, psychiatre, arrive en courant vers 5 heures du matin. Problème déontologique : peuvent-ils déclarer «incapable» un malade sans l’examiner ? Réponse du professeur Hachmi Garoui, président du Conseil de l’Ordre, gastro-enérologue du président Bourguiba, présent à la réunion : Oui « Nous avons été réquisitionnés par le procureur général pour établir un rapport d’experts sur la foi d’un dossier et de nos examens antérieurs. Si nous avions vu le président cette nuit-là, nous aurions dû établir un certificat décrivant ses symptômes couverts par le secret médical et donc impubliable. » Imparable ! L’affaire est désormais parfaitement ficelée.

…Bourguiba refuse de lire un texte de démission. Et il refuse de quitter le palais de Carthage. Pour le convaincre, on lui envoie son fils, ses vieux compagnons de lutte comme Béchir Zargayoun. Rien à faire. Enfin, lundi matin à 11h30, trois hélicoptères se posent sur l’esplanade de marbre du palais, celle qui longe la mer. Bourguiba, sa nièce, son personnel, un médecin et tout son environnement quittent Carthage pour la résidence du Mornag, à trente kilomètres de Tunis (une distance raisonnable pour qui veut contrôler…). Comment le vieux lion a-t-il pu résigner ? Mystère.

…Mais le vieux monsieur exilé au Mornag peut-il encore deviner qu’on ne l’a écarté que parce qu’on aimait ce qu’il avait été ?

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