Perspective

Perspective

Il faut dire que Tahar Belkhodja, le ministre qui se piquait de réforme, qui avait été mis sous les verrous quand il était en exercice et qui n’a quitté la prison que pour réintégrer ses fonctions, avait introduit, par compassion ou en prévision d’une nouvelle incarcération toujours possible, quelques nouveautés dans notre vie de détenus : un beau jour, nos paillasses ont été remplacées par des matelas en mousse sur des lits superposés et la télévision a fait son entrée dans nos chambrées. Sauf que la télécommande, elle, a été confiée aux matons et qu’ils se sont mis à abuser de ce nouveau pouvoir sans la moindre vergogne. Ils censuraient à tout va, comme si on les avait chargés de contrôler jusqu’à mon fantasmes ou de veiller sur notre vertu.

 

Le ministre réformateur

On se rappelle encore tous la visite du ministre de l’Intérieur Tahar Belkhodja qui était venu se rassurer sur la réussite de sa nouvelle politique de réforme des prisons. Car la prison était maintenant dénommée maison de redressement, le geôlier « redresser » et le prisonnier « redressé »… aussi désespéré que soit son cas.

…Au Kef, il s’était montré ravi de voir la qualité de la gamelle, dans laquelle surnageaient quelques légumes mal lavés, qui se serait améliorée comme par enchantement. L’un de nous l’a donc engagé à en prendre une cuillère, puisqu’elle était si appétissante, et un autre lui a proposé de l’échanger, quotidiennement, contre les repas qu’il prenait chez lui, ce qui n’a manifestement pas eu l’heur de lui plaire.

Et il refait le coup à Kasserine, le ministre s’était arrêté devant leur chambrée et avait demandé au directeur, à haute voix, si c’étaient bien là ces « étudiants » qui ne cessaient de cogner sur les portes, de se mettre en grève et de faire du grabuge dans la prison. Mohamed khemili, qui avait une capacité extraordinaire à foncer dans le mur sans mettre de casque, lui avait rétorqué : « Ecoutez-moi bien, Si Tahar Bop (renvoyant à la Brigade de l’ordre public créée sous son ministère pour lutter contre les troubles et les manifs et qui a commencé à faire ses preuves en s’exerçant sur les étudiants), qu’est-ce que vous nous voulez ? On ne vous a rien demandé. » Et le ministre aurait répondu que le gouvernement non plus quatre coins de la prison et même du pays, s’il le fallait. Puis les choses s’étant un peu calmées, les camarades ont pu exposer leurs revendications, demander qu’on augmente le rythme des visites, qu’on leur donne plus le temps de sortir prendre l’air dans la cour etc. Le camarade Mohamed Khemili réclamait du ministre l’amélioration des conditions d’hygiène et le droit à un peu plus de soleil. Pris de court par la réponse positive du ministre, il avait ajouté qu’il fallait que les portes restent ouvertes sur la cour également la nuit, car il y avait devant leur chambrée un petit espace indépendant. Le ministre : « Mais il n’y a pas de soleil la nuit ! « Et le camarade, contrarié d’être surpris deux fois le même jour : « Mais si, bien sûr qu’il y a du soleil ! » Je ne sais pas quelle était l’humeur du ministre à la sortie ».

…Je me rappelle que les premières images télévisées qui le montraient en train de recevoir de son successeur l’annonce de sa destitution ont suscité en moi d’étranges sentiments. Je me suis rappelé comment, dans les années soixante-dix, en parlant des signes extérieurs de richesse qu’il voyait dans le pays, il a dit qu’il y avait des gens qui n’avaient pas honte de bâtir des palais dont le coût devait s’élever à cinq mille dinars (alors que ce à quoi il faisait allusion dépassait les centaines de milliers de dinars). Ses petits enfants racontaient que jusqu’à la fin de sa vie il leur a toujours donné une pièce de cent millimes comme étrennes pour l’Aïd. L’histoire de son identification à la patrie était le grand paradoxe d’un homme qui vivait hors du temps alors qu’il avait tout fait pour propulser le pays dans la modernité.

…Le jour où Noureddine Ben Khedher a dit, à propos de la jeunesse perspective : « Nous étions les enfants naturels de Bourguiba », tout le monde lui est tombé dessus : beaucoup d’opposants qui aiment à se définir comme des gens de gauche, y compris tous ceux qui ont découvert sur le tard les vertus de l’islam comme composante fondamentale de l’identité de ce pays.

Noureddine a bien essayé de s’expliquer, mais la vie ne lui en a pas laissé le temps. Ce qu’il voulait dire, je pense, c’est que les jeunes de Perspectives partageaient avec Bourguiba le même horizon moderniste, que leur vision et leurs références culturelles majeures n’étaient pas très éloignées des siennes, comme en témoignent leurs positions vis-à-vis du nationalisme arabe, de la pensée religieuse, de l’émancipation des femmes, de la mise à l’écart de l’armée par rapport à la politique, de la cause palestinienne etc. Il voulait dire que le conflit se situait essentiellement au niveau de la question démocratique.

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