Vers une constituante (Esprit 1956)

Vers une constituante en Tunisie

Au XVIIIe siècle, la dynastie husseinite s’était arrogé en Tunisie les prérogatives d’une monarchie de droit divin. Avec le concours de quelques ministres, de caïds et de cheikhs, les beys faisaient la loi, contrôlaient l’administration et rendaient la justice. Une politique de réforme poursuivie par Mohamed bey et Mohamed Es Gadok bey devait, au XIXe, être marquée par le pacte fondamental de 1857 et la Constitution de 19861, proclamant un certain nombre de droits et assurant l’égalité de tous devant la loi. L’institution du Protectorat cependant bouleversait l’œuvre constitutionnelle à peine entreprise. Le bey continuait à régner et aucun acte législatif ou exécutif ne pouvait être pris, si ce n’est au nom du bey ; mais ce règne est tout nominal et le souverain est tenu de procéder aux réformes jugées utiles par le Protecteur, de même que tous ses actes sont obligatoirement soumis au Résident Général pour promulgation et exécution. Sans doute quelques aménagements devaient-ils être apportés à ce régime après la guerre de 1939-1945, mais c’était pour laisser intactes les prérogatives respectives du bey et du Résident, pour cantonner le bey à un rôle symbolique et concentrer l’autorité de fait entre les mains du Résident.

On comprend dans ces conditions que le mouvement national tunisien ait au premier chef réclamé une Constitution, d’où le nom de Destour donné au parti fondé en 1920 par Abd el Aziz Taalbi. C’est cet objectif qui va être incessamment atteint puisque, après des vicissitudes diverses allant jusqu’à la lutte armée, le Gouvernement Tahar Ben Ammar, où les Néo-Destouriens sont prépondérants, vient d’obtenir du bey qu’il institue une Assemblée Nationale Constituante. Dans une proclamation lue le 29 décembre 1955, en effet, sidi Lamine convoque pour le 8 avril 1956 une assemblée élue au suffrage universel direct et secret « à l’effet de doter son royaume d’une constitution ». L’article 3 du décret stipule : « La constitution élaborée par l’Assemblée sera revêtue de Notre Sceau et promulguée constitution du Royaume. » Les objectifs du mouvement national sont-ils aussi pleinement atteints que le titre de « Destour » choisi par le parti pourrait le laisser croire ?

L’article cité du décret doit s’interpréter comme une défaite de la monarchie beylicale. En effet, les textes législatifs sont traditionnellement proposés au sceau du souverain, ce qui semble indiquer un pouvoir d’appréciation de ce dernier, rarement exercée, il est vrai, mais juridiquement bien protégé. Au contraire, pour la première fois, le bey déclare que le texte élaboré par la Constitution sera revêtu du sceau, ce qui indique clairement que le bey se dépouille de toute liberté d’action quant au contenu de la Constitution. Il se bornera à marquer de son sceau le texte proposé et le promulguera « comme Constitution du Royaume ». On voit mal en effet sur quelles forces le souverain pourrait s’appuyer dans le conflit éventuel qui l’opposerait aux Constituants. Ce n’est ni la Garde beylicale, abondamment pourvue de généraux mais démunie de troupes et d’armement, ni le Directeur de la Sécurité, un fonctionnaire français soumis au double contrôle du Résident et du Président du Conseil tunisien, qui pourraient entreprendre quoi que ce soit contre une Assemblée élue, soutenue et protégée par le peuple. La proclamation beylicale du 25 décembre sonne le glas de la monarchie husseinite, à qui un pouvoir purement symbolique est seul susceptible d’être réservé. A supposer même que la Constituante refuse la monarchie, on ne voit pas comment le bey pourrait avoir la moindre réaction.

Aussi, la restriction de compétence dont est entachée la nouvelle Assemblée, constituante seulement et non législative, n’a pas l’importance qu’on pourrait être tenté de lui accorder. Juridiquement, c’est le bey qui garde le pouvoir législatif jusqu’à la promulgation de la Nouvelle Constitution. Mais encore une fois par quel moyen le bey pourrait-il s’opposer à la transformation de la Constituante en Législative, si cette dernière en décide ainsi ? Sur ce plan, la victoire destourienne semble donc être pratiquement complète.

Quant à la loi électorale, elle appelle bien des réserves, mais d’un ordre tout à fait différent. Promulguée le 6 janvier par décret beylical sur proposition du Président du Conseil, elle contient deux dispositions essentielles. L’une restreint l’électorat aux Tunisiens de sexe masculin, l’autre institue le scrutin de liste majoritaire à un tour. Elle clôt ainsi  un débat ouvert dans le pays depuis quelques mois. Le mouvement d’émancipation de la femme tunisienne avait pris un certain essor. Un meeting de femmes s’était même tenu, où certaines réclamaient le droit de vote. L’hebdomadaire tunisien.

L’action militait aussi pour cette émancipation : la loi électorale vient de décevoir celles qui prétendaient être les égales des hommes.

Sans doute l’électorat féminin aurait-il surtout bénéficié à la bourgeoisie  occidentalisée, qui, peu sûre de se faire représenter par ses hommes, aurait pu facilement se faire représenter par ses femmes en jouant de la solidarité féminine. Sans doute la condition actuelle de la femme tunisienne ne la prépare-t-elle guère à exercer ce droit de vote. Il reste qu’à la constituante il n’y aura pas de femmes et que le principe du droit de vote féminin est loin d’être acquis. La loi électorale préfigurera-t-elle les dispositions constitutionnelles ? En tout état de cause, il apparaît nécessaire aux Tunisiens, les plus lucides de consacrer dans la constituante au moins le principe du vote de femmes, quitte à discuter ultérieurement de l’opportunité de son application, ce qui est affaire de loi électorale.

L’institution d’un scrutin de liste majoritaire à un tour, deuxième disposition essentielle de la loi électorale, aura des effets facilement prévisibles. Etant donnée la répartition actuelle des forces entre le Néo-Destour et l’Opposition, indépendante, archéo-destourienne ou yousséfiste, il est peu probable que cette opposition parvienne à s’exprimer par des représentant élus. L’avantage de la loi électorale est de rendre possible une assemblée cohérente. Mais son inconvénient, et avec la tension actuelle, il et très grand, est de priver presque à coup sûr l’opposition du principal moyen légal d’expression. Aussi, Sallah ben Youssef laisse-t-il déjà entendre que, si la loi électorale n’est pas modifiée et si le Gouvernement ne change pas, – ce qui est très improbable,- il ne se présentera pas, ni lui-même ni ses amis politiques, et recommandera l’abstention.

Il semble ainsi que, dûment avertis par l’exemple français, M. Mongi Slim et les bourguibistes préparent avec soin leurs élections : par la loi électorale, par le jeu des mutations et de l’avancement dans le personnel d’autorité, par la police soumise à ces fonctionnaires enfin, ils sont maîtres de la situation politique et se préparent une constituante homogène. Cette emprise rencontre deux limites cependant : la presse, souvent yousséfiste ; et le mécontentement populaire, provoqué par l’inertie gouvernementale dans tous les autres domaines que la préparation des élections.

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