Bourguiba et Ramadhan…

Bourguiba et Ramadhan…

 

Revue « Courrier de Tunisie »

19 juillet 2012

Nous sommes au premier jour de Ramadhan 1964. Habib Bourguiba monte à la tribune, vers midi, devant une foule composée, par la plupart de croyants qui, depuis le premier rayon du jour, observent le jeûne.

« …Il y a choses que l’on a pris l’habitude en Tunisie, de mettre sur le compte de la religion.

La mobilisation des énergies en vue d’une action soutenue, impérieuse et urgente, se heurte à des considérations que le peuple considère comme inhérentes à la religion. Pendant le Ramadhan, le travail s’arrête. Au moment où nous faisons l’impossible pour augmenter la production, comment se résigner à la voir s’effondrer pour tomber à une valeur voisine de zéro ? Nous ne pouvons le faire. Je conteste que la religion puisse imposer pareille exigence. Je le dis en présence du Mufti de Tunisie qui vous parlera à son tour dans les jours prochains. Il s’agit d’une interprétation abusive de la religion.

Quand le jeûne épuise les forces physiques de l’homme au point de le contraindre à cesser toute activité, aucun dogme n’est en mesure de justifier cette carence. C’est d’ailleurs l’avis du Mufti. Il vous le dira lui-même.

La religion est faite pour atténuer les difficultés de la vie et non pour les accroitre, ce qui explique que des dérogations sont prévues pour atténuer la rigueur de certaines pratiques. D’ailleurs, toute notion de pénitence et de rédemption par la souffrance est étrangère à l’esprit de l’Islam. Toutes les pratiques du Culte relèvent d’intentions logiques et sans mystères. Lorsqu’elles se révèlent incompatibles avec les nécessités de la lutte pour la vie, la religion elle-même prévoit des dérogations.

D’ailleurs, il n’est pas seul en cause. Son travail est une contribution à l’effort qui tend à arracher un peuple musulman au sous-développement.

La Tunisie musulmane ne peut échapper à sa condition humiliante de pays en retard qu’en persévérant dans l’œuvre constructive et féconde. Rien ne doit briser son élan. On ne peut admettre que le jeûne empêche le citoyen de remplir ses devoirs vis-à-vis de lui-même, de la nation et de la religion. Voilà ce que je voudrais vous faire comprendre.

Il faut cependant dissiper toute équivoque. Nous avons pas mal d’ennemis qui ne vont pas manquer de crier à l’hérésie et de s’en prendre encore une fois à Bourguiba. Je ne demande pas au peuple d’abandonner le jeûne. C’est un commandement qu’il faut respecter.

Mais je dis si le jeûne comporte le risque de nuire à votre santé ou d’interrompre votre activité qui est votre raison de vivre et votre gagne-pain, alors Si El Aziz Jaït est là pour vous autoriser à rompre le jeûne, quitte à récupérer par la suite les journées perdues, quand vous serez en congé ou à la retraite. Mais en cette période de mobilisation générale, nous ne pouvons nous arrêter tout un mois et briser un élan irrésistible vers le progrès.

« Le Prophète donne l’exemple » :

La vie du Prophète est d’ailleurs pleine d’enseignement. Si El Aziz Jaït m’en a révélé des aspects ignorés au cours d’un entretien auquel assistant également Si Tahar Ben Achour. Ils donnent des indications précieuses sur la pensée du prophète et permettent de s’imaginer dans quel sens il s’orienterait s’il vivait encore.

Pendant qu’il marchait sur la Mecque avec ses compagnons, ils ont été surpris par Ramadan.

Certains s’en sont tenus au jeûne, d’autres ne l’ont pas respecté.

Le Prophète a rompu le jeûne pour encourager les premiers à en faire autant. Il dit à ses compagnons : « Mangez ! Vous serez plus forts pour affronter l’ennemi » !

C’est parole admirable. On devrait la commenter le vendredi dans les mosquées. Elle s’applique parfaitement à notre cas. Nous avons un ennemi à vaincre, la misère. Par la voix du Prophète, Dieu nous convie à être plus forts en travaillant, en refusant d’occuper le dernier rang parmi les peuples. Je pense à un autre trait de la vie du Prophète. Il vint à passer devant une tour où un ascète vivait, nuit et jour, dans la prière.

Il voulut savoir de quoi il vivait. Un autre répondait à sa place :

  • C’est moi, son frère, qui pourvoit à sa subsistance.
  • Tu as certainement plus de mérite que lui, toi qui le fais vivre, observa le Prophète.

Encore un trait de son génie qui éclaire toute la philosophie de l’Islam et explique qu’il puisse s’adapter à tous les temps et à toutes les circonstances.

Ce pays a besoin de travailler et de lutter pour subsister. Il est inconcevable que la religion puisse être un obstacle au bien-être et au progrès des Musulmans.

Il est impensable qu’elle puisse devenir un facteur de stagnation, de faiblesse et de décadence »…

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