Bourguiba la parole et les actes août 1961

LES PAROLES ET LES ACTES

Par HABIB BOURGUIBA

 

Le problème de Bizerte ne relève pas d’un accord indiquant la cession d’une base à la France et sur lequel nous voudrions revenir ou que nous voudrions résilier. Il s’agit d’une installation militaire dont l’origine remonte à l’occupation de la Tunisie en 1881 et qui subsiste depuis quatre vingt ans. L’affaire d’aujourd’hui n’est autre chose que la dernière phase d’un processus de décolonisation et d’évacuation. Le processus a été un peu long. Il a fallu y consentir parce qu’on n’aurait pas réussi autrement avec la France.

Après l’autonomie interne en 1955, il y a eu l’indépendance reconnue en 1956, d’abord dans les mots, et qu’il a fallu concrétiser pas à pas : bataille pour avoir la gendarmerie, bataille pour l’évacuation de telle portion du territoire, ou l’occupation de telle caserne, etc…

La dernière bataille en date, celle de Sakiet, a abouti à l’évacuation de tout le territoire, sauf Bizerte et une partie de l’extrême Sud. Voilà tout.

J’ai tenu à répéter ces vérités parce qu’il y a certains Français qui les ignorent. J’ai lu l’autre jour un article de M. André François Poncet, qui est tout de même un homme assez considérable, et qui me surprend quand il s’imagine que nous touchons des redevances ou un loyer, pour Bizerte. Cela n’existe pas et n’a jamais existé.

Un recours gênant

Notre devoir, en tant que pays indépendant, objet d’une agression continue sur notre territoire, est de faire appel à l’O.N.U. Nous n’avons pas pu obtenir une décision du Conseil de Sécurité pour les raisons que vous connaissez. Nous nous adressons à l’Assemblée Générale.

Ce recours aux Nations Unies gêne beaucoup de gens, beaucoup de puissances. Je comprends cette gêne. Mais tout le monde doit savoir que si nous avons eu recours à l’O.N.U., d’abord au Conseil de Sécurité, puis à l’Assemblée Générale, ce n’est pas faute d’avoir essayé de trouver une solution amiable, bilatérale entre la France et nous. Si donc nous avons été acculés à saisir les instances internationales, à internationaliser le problème, ce n’est pas que nous ayons une préférence marquée pour cette procédure et que nous entendions gêner ces puissances et les obliger à se prononcer. C’est parce que l’attitude de la France ne nous laisse pas le choix. La meilleure preuve, c’est qu’il suffit que la France accepte de discuter avec nous le calendrier de l’évacuation pour que nous soyons avons prêts à arrêter la procédure que nous avons engagée devant les Nations Unies.

Les pressions de certaines puissances pour nous faire renoncer à cette procédure devraient donc s’exercer sur la France pour obtenir qu’elle conforme son attitude à la loi internationale et à ses obligations de membre des Nations Unies ayant souscrit à leur charte.

Si nous n’arrivons pas avoir l’assurance que la France accepte de discuter avec nous le calendrier raisonnable de l’évacuation de la base, nous serons obligés de poursuivre notre procédure. Et nous savons que cela mettra en fâcheuse posture beaucoup de puissance qui veulent être amies de la Tunisie et de la France en même temps.

Or il est très difficile dans un cas aussi clair, où l’injustice est aussi flagrante, ou l’obstination aussi nette, de chercher à ménager la chèvre et le chou, à ménager deux amitiés alors que les deux Etats, les deux peuples en sont arrivés à ce qui s’est passé à Bizerte.

Une attitude vacillante

Je sais que le Président Kennedy lui-même a critiqué avant d’être Président des Etats-Unis et même après, l’attitude qu’il qualifie de « vacillante » de l’Administration américaine d’Eisenhower devant des problèmes de ce genre.

M. Kennedy a reconnu que « la force la plus puissante en ce monde d’aujourd’hui n’est ni le communisme, ni le capitalisme, ni la bombe H, ni les fusées téléguidées : c’est l’aspiration éternelle de l’homme à être libre et indépendant ».

Il a également reconnu que « le pire ennemi de cette force formidable de la liberté est appelé impérialisme. Aujourd’hui cela signifie l’impérialisme soviétique et, que nous voulions ou non et bien qu’il ne soit pas équivalent, l’impérialisme occidental ».

Il admet donc l’existence d’un impérialisme occidental. Et ce qui la gêne alors – car, l’Amérique, évidemment, n’est pas gênée pour se dresser contre l’impérialisme soviétique – c’est de se dresser contre l’impérialisme occidental qui veut exercer sa domination sur un peuple dont l’Amérique veut garder l’amitié :

« Si nous ne réussissons pas à faire face à l’impérialisme qu’il soit soviétique ou américain, continue M. Kennedy, alors aucune aide à l’étranger, aucun effort pour renforcer notre armement, aucun nouveau pacte ou doctrine ou conférence ou sommet ne préviendront de nouveaux échecs à notre sécurité ».

Dans un autre discours, parlant du problème algérien, M. Kennedy stigmatisait « les encouragements tièdes, les sermons adressés aux deux parties. [Nous avons connu des condoléances … adressées aux deux parties]. Il condamnait « la neutralité prudente dans tous les vrais problèmes et les déclarations reprenant les termes de notre visible dépendance de nos amis européens ».

Il affirmait : « Nous nous sommes trompés en croyant que nous avons ainsi fait plaisir aux deux parties, sans déplaire à l’une d’elles par cette politique d’autruche, alors qu’en vérité nous avons gagné la méfiance de tous ».

Ce langage est celui d’un homme sincère, d’un homme qui pense ce qu’il dit. C’est pourquoi l’Amérique, à l’heure actuelle, se trouve dans une situation difficile. Parce qu’elle est prise entre ses proclamations, son idéologie, ses sentiments profonds d’anti-colonialisme très ancien, et les engagements qu’elle se croit tenue d’avoir vis-à-vis d’un allié, d’un ami de vieille date, aujourd’hui buté et qui, après avoir prôné la décolonisation, s’être vanté de l’avoir pratiquée et de vouloir la mener jusqu’au bout, attaque avec sauvagerie un petit pays qui demandait l’évacuation de son territoire par les troupes françaises, une ville qui manifestait sa détermination à rentrer dans le giron de la souveraineté tunisienne.

Ne pas se laisser manœuvrer

Dans le même discours de 1951, M. Kennedy ajoutait qu’il fallait « prendre l’initiative dans le domaine de la politique internationale, ne pas se laisser manœuvrer, démontrer notre adhésion au principe de l’indépendance nationale et mériter le respect de ceux qui, depuis longtemps, considèrent avec soupçon notre attitude négative et vacillante dans toutes les disputes coloniales ».

Bien plus, le Président considère, nous le lisons, dans son discours du 20 janvier 1961 – que « le fait pour un petit pays de lutter pour sa liberté, de défendre sa liberté doit être aidé, que l’intérêt de l’Amérique, c’est de voir les pays lutter pour leur liberté, défendre leur liberté, c’est de les aider à l’arracher quand ils en sont privés et à la sauvegarder  quand elle est menacée ». N’est ce pas un peu, le cas de la Tunisie à l’heure actuelle ?

Si nous comprenons la situation des Etats-Unis nous ne sommes pas décidés à abandonner notre revendication parce qu’elle gêne le Président Kennedy. Nous continuerons la procédure au risque de voir l’Assemblée Générale élargir le débat aggraver encore la situation de la France et faire l’unanimité contre elle. Mais je le répète il ne dépend que de la France, et dans une certaine mesure de ses alliés desquels, tout de même, elle est solidaire, d’éviter le grand « déballage » en acceptant des négociations sérieuses, honnêtes sur la base de l’évacuation, pour en fixer le calendrier.

Le langage de l’honnêteté

Avec De Gaulle, nous avons … un homme qui n’est pas un vulgaire impérialiste, un colonialiste dans le genre de M. Martinaud-Deplat ou de M. André Maurice. Le malheur c’est que c’est homme qui, lui aussi, est d’accord – il l’a dit à plusieurs reprises – pour la décolonisation, jusqu’au bout. Et il en donne des raisons extrêmement pertinentes.

Dans son discours prononcé à Albi en février 1960, il dit : « On ne peut diriger un pays sans considérer les faits. Il n’est plus possible même si on le regrette [je crois que c’est son cas] de garder ce qu’hier encore on appelait l’Empire.

Le 14 juin 1960, dans une allocution radiotélévisée, il disait encore :

« Nous avons reconnu à ceux qui dépendaient de nous le droit de disposer d’eux-mêmes. Le leur refuser c’eut été contredire notre idéal, entamer des luttes interminables, nous attirer la réprobation du monde, le tout pour une contre-partie qui se fût inévitablement effritée entre nos mains ».

On ne peut trouver mieux ; on ne peut user de termes plus nets, plus fermes, plus limpides et surtout plus convaincants.

Plus récemment encore, le 15 avril 1961, dans son discours à Albi et à Castres, il disait :

« Si j’ai entrepris la décolonisation, si je l’ai poursuivie depuis longtemps, ce n’est pas seulement parce qu’on pouvait prévoir et parce qu’en suite on constatait l’immense mouvement d’affranchissement que la guerre mondiale et ses conséquences déclenchaient d’un bout à l’autre du monde, et que d’ailleurs les surenchères rivales de l’§union Soviétique et de l’Amérique ne manquaient pas de dramatiser, si je l’ai fait, si j’ai fait la décolonisation – [il s’imaginait qu’il l’avait déjà faite] – c’est surtout parce qu’il apparait contraire à l’intérêt et l’ambition nouvelle de la France de se tenir rivée à des obligations, à des charges qui ne sont plus conformes à ce qu’exige sa puissance … C’est un fait. La décolonisation est notre intérêt et par conséquent notre politique. Pourquoi resterions accrochés à des dominations coûteuses, sanglante et sans issue ? ».

La duplicité

L’importance de l’affaire de Bizerte est justement dans le fait qu’elle a permis de mettre au point un certain nombre de choses de dissiper certaines duplicités.

Comment s’expliquer qu’on puisse tenir un tel langage et faire ce qu’on a fait à Bizerte ?

De deux choses l’une : ou bine De Gaulle ne croyait pas à ce qu’il disait, et ce serait alors de la duplicité. Je ne le crois pas et je pense plutôt qu’au moment où il tenait ces propos il y croyait sincèrement. C’est la raison, c’est l’intelligence qui parlaient à ce moment là, éclairant les données du présent et les voies de l’avenir. Mais au moment de Bizerte, c’est peut-être ce reste de nostalgie auquel il fait allusion : nostalgie de l’Empire, de la grandeur impériale qui, dans une réaction impulsive, épidermique, sentimentale et passionnée l’a jeté dans une expédition qui rappelle celles du temps des lampes à huile, des bateaux à voile et des cannonières.

Que la nostalgie de l’Empire soit pour une part dans cette réaction, c’est bien possible. Mais ce qui ne l’est plus, c’est que la Tunisie se résigne à attendre indéfiniment que cette nostalgie, que ces séquelles du XIXème siècle, qui restent encore dans le subconscient de certains responsables français soient éliminées, pour recouvrer la totalité de sa souveraineté.

Je n’ai jamais eu en ce qui me concerne, d’attitudes contradictoires. Je suis obligé de constater que beaucoup de Français n’ont pas compris la logique de mes différentes attitudes vis-à-vis de la France. Même un Lacouture qui se veut un ami et qui a essayé de donner un portrait de moi, met en avant les « foucades », les « violences » de Bourguiba, mais il oublie que ces « foucades », ces « violences » sont toujours la conséquence d’un revirement français. Le fait s’est répété à plusieurs reprises au cours de ses trente années que j’ai consacrées à cette partie difficile entre le colonialisme et moi.

La France et ses revirements

A plusieurs reprises j’ai eu des attitudes très modérées, très compréhensives, mais c’est parce que du côté de la France, on m’a tendu la main, on a été compréhensif. D’abord, en 1936 avec « Viénot » et le premier gouvernement du Front Populaire ; puis, en 1950 avec Robert Schumann et l’autonomie interne, en 1954-55 avec Mendes-France, Edgard Faure, Guy Mollet, etc… Mais après « Viénot » et, avec l’échec du Front Populaire, c’est le retournement logique : je ne pouvais continuer, avec Daladier et Chatemps, la politique je faisais avec « Viénot » ! Et c’est comme cela qu’on en est arrivé à l’épreuve de force, aux massacres du 9 avril 1938.

De même, quand M. Robert Schumann, après un an et demi de négociations pour réaliser l’autonomie interne, nous fait-savoir dans sa fameuse note du 15 décembre 1951 qu’il veut avec la co-souveraineté faire de la Tunisie un Etat franco-arabe, c’est l’épreuve de force ! … une épreuve de force qui a duré trois ans.

Mais le jour où M. Mendès-France est venu offrir l’autonomie interne à un Etat tunisien homogène, j’ai immédiatement cessé le combat et j’ai repris le chemin de la coopération et de la compréhension. Ma politique a été toujours logique, déterminée en fonction de l’attitude française.

Ce qui m’étonne, moi, c’est l’étonnement de certains français et de certain de nos amis devant ce qu’ils appellent le revirement de Bourguiba, alors que c’est le revirement français, le revirement du Général de Gaulle qui doit être mis en lumière et considéré comme la cause directe, la cause première du drame de Bizerte.

Le chantage

On a parlé aussi de chantage à l’égard des U.S.A. La mission que j’ai envoyé à Moscou serait destinée à exercer un chantage sur les U.S.A. les missions que j’ai envoyées en Asie et en Afrique n’auraient pas d’autre objectif. Il ne s’agit pas de chantage. Notre position n’a pas varié : Notre tâche, notre mission à la tête de cet Etat, c’est de réaliser un certain nombre d’objectifs nationaux en respectant un certain nombre de principes, de valeurs humaines auxquelles nous sommes attachés : édifier un Etat tunisien sain, solide, libre, indépendant ; lutter, bien entendu et par voie de conséquence, contre toutes ces séquelles de l’ère coloniale, qui gênent et limitent cette liberté, aider tous ceux qui luttent pour nos mêmes objectifs et accepter l’aide de tous ceux qui veulent nous aider à atteindre les nôtres. Voilà les grands principes sur lesquels est fondée la politique de l’Etat tunisien, de la Tunisie nouvelle.

Le non-alignement

  Que l’aide me vienne de l’Occident, de l’Amérique, de la Russie, de la Tchécoslovaquie, du Tiers-Monde ou d’ailleurs, je l’accepte dans la mesure où elle me permet de réaliser les objectifs de l’Etat tunisien, sur lesquels j’ai l’accord unanime du peuple tunisien.

Ce que j’appelle le non-alignement, c’est cela ! Le non-alignement ne consiste pas à se désintéresser de ce qui se passe, en dehors de la Tunisie. Ce que nous voulons, c’est le non-alignement automatique, la non-satellisation, la liberté de se déterminer en fonction des objectifs que je viens de vous indiquer, pour réaliser les objectifs de l’Etat tunisien aussi bien sur le plan interne que sur le plan extérieur, pour défendre un certain nombre de principes, de valeurs humaines. Là où nous voyons ces principes en danger, nous prenons position soit pour les appuyer, soit pour nous opposer à tout ce qui pourrait les défigurer ou les battre en brèche.

M. Mokaddom est allé à Moscou pour expliquer cela. Et dans la mesure où mes objectifs tendent à mettre fin à un régime colonial, à des séquelles du colonialisme, à construire un Etat fondé sur le respect mutuel, je suis persuadé que l’Union Soviétique peut et doit m’aider ; parce que sur ce bout de chemin, nos idéaux, nos objectifs coïncident.

C’est dans la mesure où nos objectifs, nos idéaux coïncident que nous pouvons faire un bout de chemin soit avec l’U.R.S.S., soit avec les U.S.A., soit avec les pays du Tiers-Monde. Ce n’est pas pour quémander quoi que ce soit, que nos émissaires parcourent le monde. C’est pour dire :

Voilà ce que nous sommes ! Nous ne sommes pas ce que vous avez cru à un moment donné où ce que certains ont cru aussi bien en France que, par suite de manœuvre déjà dénoncée, dans certains pays africains : nous ne sommes ni les satellites de l’Amérique, ni les pions du monde occidental. Si vous estimer qu’un régime comme le nôtre, solide, populaire, travaillant pour réaliser les objectifs que je viens d’indiquer est digne d’être aidé, alors aidez-nous !

C’est le même langage que M. Ladgham tient et que j’ai tenu, moi, en Amérique, que M. Chatti a dû tenir dans les pays qu’il a visités et que M. Masmoudi est en train de tenir aux pays frères d’Afrique.

Parce que la Tunisie est un Etat sérieux et solide, qui veut être libre de se déterminer, qui est pour le non-alignement, cela doit nous valoir l’estime, l’aide, la sympathie, l’appui de tous ceux qui proclament et qui veulent réellement instaurer la liberté, la dignité humaine, l’indépendance et la paix dans ce monde.

Afrique Action 7 Aout 1961      

Laisser un commentaire

19 − dix-sept =