Le coup d’Etat à blanc : Afrique/Asie

Le coup d’Etat à blanc

Par Abou Hichem

Afrique/Asie du 9 janvier 1978

 

Jeudi 22 décembre. Le président Bourguiba reçoit Tahar Belkhodja, alors ministre de l’Intérieur, qui vient prendre congé du chef de l’Etat avant de partir pour un séjour privé en Europe. Il y a une certaine tension dans l’air. Six jours plus tôt, une ultime tentative de conciliation entre les représentants des principales coteries gouvernementales et le secrétaire général de l’UGTT, Habib Achour, s’est soldée par un échec. Et la présence à ce dîner du 16 décembre d’Abou Iyad, l’un des principaux dirigeants du Fatah palestinien, un ami de longue date de l’ancien ministre tunisien des Affaires étrangères, Mohamed Masmoudi, confirme bien que le discret retour au bercail de ce dernier ne signifie nullement qu’il accepte de se cantonner dans un rôle de figurant.

…Le 19 décembre, renforçant ainsi le mouvement amorcé par les employés et les ouvriers de la société phosphaltière Sfax-Gafsa avec lesquels ils «décident d’engager une action commune et de la mettre à exécution dans les plus brefs délais».

…Le gouvernement, désemparé, est divisé. Aux propos pondérées, mais assurément de circonstance, que tient Tahar Belkhodja, affirmant à l’Assemblée : « Nous nous emploierons à agir avec souplesse et d’une manière qui exclut la répression », font écho les roulements de tonnerre des déclarations du Premier ministre rappelant « qu’il est temps de passer à l’étape de la discipline », mais surtout celles d’Abdallah Farhat, ministre de Défense et redoutable baron du Destour, décrétant de façon péremptoire que « l’une des tâches de l’Etat est le maintien de l’ordre dans le pays par tous les moyens et il est de son droit de solliciter l’aide de l’armée à cet effet ».

C’est pourtant de façon allusive que ces questions sont abordées lors de la conversation – décousue, comme à l’accoutumée – que Tahar Belkhodja à, ce 22 décembre, avec le « Combattant suprême ». Sur le ton patelin habituel, le ministre de l’Intérieur rassure son suzerain mais, à travers certaines digressions, d’une cohérence très relative, les propos présidentiels mêlent la menace à l’irritation. Et Belkhodja s’en inquiète.

Le 23 décembre, c’est pourtant à Tunis le branle-bas des grands jours. A onze heures trente, ce dernier installe Abdallah Farhat, ministre de l’Intérieur par intérim. Tahar Belkhodja est « appelé à d’autres fonctions ».

…Nouira déclare que « l’alternance est la règle dans l’exercice des responsabilités » et que « le département de l’Intérieur est une maison de verre où il ne doit y avoir ni arrière-pensées, ni complaisance… » !

…Tahar Belkhoja en fait ainsi l’expérience pour la deuxième fois de sa carrière.

…Le 6 décembre 1968 alors qu’il était directeur de la Sûreté nationale depuis juin 1967, il avait été relevé de ses fonctions, exclu du comité central du PSD et incarcéré en compagnie d’un de ses adjoints, Ahmed Bennour, qui le suit aujourd’hui encore en bas de la roche tarpéienne, et qui avait joué un rôle important dans la répression du printemps 1968.

Le 30 décembre 1968, Bourguiba avait déclaré : « Fort de ma confiance et assoiffé de pouvoir, Tahar Belkhodja a cur qu’il pouvait abuser impunément de son autorité. Il est allé jusqu’à croire qu’il était capable de provoquer le départ de certains membres du gouvernement. Il a fait espionner les hauts responsables, soumettant M. Bahi Ladgham, M. Ben Salah et d’autres secrétaires d’Etat à une surveillance policière. » L’histoire dira toutefois que Belkhodja n’avait pas agi sans couverture du côté du palais, et son retour en grâce, le 20 mars 1969, ainsi que sa nomination comme ambassadeur au Sénégal, confirmera aux observateurs les plus indulgents le peu de crédit qu’il convient de porter aux versions avancées à l’occasion de certains limogeages dans l’entourage présidentiel.

Le 23 décembre 1977, le rideau tombe donc sur une scène politique tunisienne passablement agitée. Belkhodja annonce par téléphone, de Nice, qu’il rentre, « n’ayant rien sur la conscience », alors que commence une valse des portes-feuilles qui aboutira le mardi 27 décembre à la composition d’un bien curieux cabinet.

Coup sur coup, en effet, et dans l’ordre, démissionneront du gouvernement : Abdelaziz Lasram, ministre de l’Economie, qui avait, depuis son entrée au gouvernement le 25 septembre 1974, menacé à maintes reprises de rendre son tablier et qui avait, avant même le limogeage de Belkhodja, donné livre cours à son courroux face à la demandable gouvernementale devant l’Assemblée nationale. Ancien diplomate, longtemps lié a Ahmed Ben Salah, Lasram aura ainsi servi, trois années et demie durant, de « caution tunisoise » (la bourgeoisie citadine de la capitale) à une politique économique dont les options décisives se décidaient et s’exécutaient bien souvent sans qu’il soit consulté.

Deuxième démission – plus mystérieuse en raison probablement des ambiguïtés du personnage -, celle de Ahmed Bennour. Le fidèle compagnon de Tahar Belkhodja était secrétaire d’Etat à la Défense et il avait su se faire apprécier à Washington. Il faut croire pourtant que l’hostilité que lui voue Abdallah Farhat a fini par prévaloir sur toute autre considération.

Ce sera ensuite le tour de Habib Chatti, le ministre des Affaires étrangères dont le départ avait souvent été annoncé comme imminent mais qui, depuis le limogeage de Mohamed Masmoudi, en janvier 1974, s’était maintenu – non sans quelques déboires (à propos du Sahara et après la visite de Sadate à la Knesset) – à la tête de la diplomatie tunisienne.

Ultime peloton de ces démissions en cascade : Mohamed Ennaceur, ministre des Affaires sociales, Moncef Bel Haj Amor, secrétaire général du gouvernement, et Mongi Kooli, ministre de la Santé.

Les dénominateurs communs à ces six homes, au profil et à l’itinéraire très différents, sont de trois ordres qui se combinent selon les cas : le soutien de l’épouse du président (pour Chatti et Kooli), la fidélité à Tahar Belkhodja très lié, de son côté, à Mme Bourguiba (pour Bennour), la lassitude, voire un certain écœurement, d’avoir à « aller au charbon » et à « justifier la besogne répressive » (pour Lasram et Moncef Bel Haj Amor).

…Il n’en demeure pas moins qu’au sein de la classe politique tunisienne la plupart de ces hommes se sont fait remarquer, ces derniers temps, par leur souci de sauvegarder l’ordre capitaliste et bourgeois autrement que par le recours systématique à la trique. Certes, le 4 janvier 1974, le président Bourguiba avait déclaré au sujet de Tahar Belkhodja « qu’avec sa poigne habituelle, il tient la situation bien main », mais ce dernier tente, depuis plus d’un an, de jouer sur les tréteaux du parti unique le rôle du libéral débonnaire. Avec il est vrai, plus ou moins de bonheur.

…Belkhodja avait assumé, en dépit de ses professions de foi complaisamment répercutées par ses actifs partisans et conseillers.

…Toujours est-il que le fossé n’a cessé de grandir entres les spadassins du parti unique et ceux de la Sûreté nationale. Les divers épisodes de la révolte des facultés et les provocations auxquelles se sont livrés « les hommes de Sayah » en ont apporté de convaincantes illustrations. L’attitude de Tahar Belkhodja à l’égard du courant « démocrate-socialiste », animé par Ahmed Mestiri et Hassib Ben Ammar et avec lequel il a maintenu un contact permanent, s’inscrit dans le même ordre de préoccupation.

…Les décisions du ministre de l’Intérieur, concernant l’amélioration des conditions de détention et les légalisations de la Ligue tunisienne des droits de l’homme ainsi que du journal «Al Raï», ont reçu, certes, l’aval présidentiel, mais elles ont d’autant plus fait grincer les dents des tenants du « bunker » destourien que ces mesures constituaient autant de précédents.

…C’est que Tahar Belkhodja est lié à la fois à Mohamed Masmoudi et à Habib Achour. Aussi a-t-il tenté d’éviter, à l’occasion des diverses épreuves de force du printemps et de l’automne écoulés l’affrontement direct entre la police et les ouvriers en lutte.

…L’hebdomadaire du syndicat, « El-Chaab » on lit, entre autres : « Ils nous préparent des gibets mais nous leur souhaitons quand même du bien… » – en disent long sur l’évolution des rapports entre le syndicat et le parti gouvernemental. Des relations qui se sont tout particulièrement dégradées lors de l’affaire des menaces d’assassinat contre Habib Achour et dans laquelle a été d’ailleurs compromis – curieuse coïncidence – un des proches d’Abdallah Farhat, le ministre de la Défense.

…La vigueur des revendications des récentes grèves, l’ampleur de la crise sociale et le réquisitoire à l’Assemblée, habituellement si docile, concernant « la dépendance du pays à l’égard de l’étranger (et) le libéralisme outrancier » sont autant de facteurs qui expliquent la nervosité croissante du Premier ministre. Ce dernier, confronté à des impératifs aussi contradictoires, a donc opté pour un renversement de ses alliances, multipliant les sollicitations à l’égard des technocrates qui ont résisté aux sirènes du libéralisme politique en renouant le contact, un moment rompu, avec l’aile par l’entremise de Bourguiba Junior, le fils de chef de l’Etat, la carte de la légitimité et de la continuité du régime bourguibien.

…Nouira et le président Bourguiba, pourtant physiquement très amoindri, ont réalisé un véritable « coup d’Etat à blanc » qui peut être lourd de conséquences.

…Ensuite et surtout, parce que le remaniement du 27 décembre renforce de façon extraordinaire les pouvoirs du courant autoritaire et antisyndical.

…Habib Achour a, en effet, affirmé que « sans vouloir s’immiscer dans les affaires du gouvernement, l’UGTT pense que la nomination par intérim du ministre de la Défense comme ministre de l’Intérieur et la nomination d’un colonel comme directeur général de la Sûreté nationale constituent un tournant dans la politique du pays vers un durcissement. Les prochains jours en démontreront la réalité. L’UGTT est et demeure toujours attachée aux principes démocratiques garantis par la Constitution du pays. L’UGTT continuera son travail de défense des intérêts de la classe ouvrière avec plus de courage et de vigilance ».

…Avec Mohamed Sayah, le « ministre parallèle-directeur du parti », Bourguiba Junior, qui fait une rentrée spectaculaire comme ministre conseiller spécial auprès du président de la République, relançant les spéculations, sur les modalités de la succession, et Mohamed Fitouri, le nouveau chef de la diplomatie tunisienne.

…Le péril d’une fasciation du régime n’a jamais été, de ce fait, aussi grand. Un tournant décisif a probablement été franchi par le gouvernement Nouira.

…Le défi que Nouira et l’aile dure du parti lancent ainsi, avec la caution présidentielle, à la face de l’opinion risque bien de déboucher, dès les prochains conflits sociaux, sur des provocations et des affrontements particulièrement dangereux.

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