Interview Nouredin Ben Khedder

Noureddine Ben Kheder

 

Habib Bourguiba la trace et l’héritage

 

 

Mon père était nationaliste fervent et cadre actif du Néo-Destour. Il a pris part d’une façon très conséquente à la phase armée de la lutte nationale. La question palestinienne l’interpellait très fort. Lors du schisme qui a traversé le pays au moment des négociations avec la France sur les conditions de l’indépendance, il a choisi le camp de Ben Youssef. Bourguiba, conscient de son rayonnement dans la région, a décidé de l’éliminer et un commando l’a assassiné au vu et au su de tout le monde un jour de novembre 1956. Quelques jours avant son assassinat, j’ai eu l’occasion de lui dire que je ne partageais pas ses choix politiques et que le discours de Bourguiba m’était plus proche.

Comme la plupart des élèves de ma génération, je me sentais en phase avec le Destour et ses revendications. La notion de sacrifice ne me répugnait pas. Mal m’en prit car cela se traduisit par une sanction très négative sur la suite de mes études : l’exclusion, à l’âge de quatorze ans, du lycée de Tunis.

Et dans quelles circonstances a été créé le Groupe d’étude et d’action socialistes tunisien (GEAST), dit Perspectives ?

Le mouvement Perspectives a été créé à Paris en 1963. C’est une émanation directe des débats au sein de l’UGET1. Dans la section de Paris, il y avait deux tendances dominantes de gauche, les communistes du PCT2 et les trotskistes, plus quelques nationalistes arabes. En fait, Pers­pectives est né du refus de l’appropriation de la section syndicale par ces deux tendances (les communistes et les trotskistes), de cette volonté de distanciation avec les deux grands courants politiques de l’UGET. Perspectives, ce sont des indépendants qui disaient n’avoir d’allégeance que pour la Tunisie. Le noyau des indépendants comprenait aussi quelques communistes et quelques trotskistes en rupture de banc.

Quel type de relations entreteniez-vous avec le parti (Néo-Destour) et le pouvoir ?

La période de Mohamed Sayah à la tête de l’UGET a correspondu à une reprise en mains par le Néo-Destour. Il se manifestait une certaine violence comme le vol des urnes par des responsables destouriens. C’était la période de normalisation syndicale. Il est vrai que l’UGET était un vivier pour l’État, d’où une course à l’allégeance à l’égard de Bourguiba. Mais, à ma connaissance, aucun d’entre nous…  n’a été concerné par le militantisme au sein du Néo-Destour après l’indépendance. Il faut dire que nous étions à Paris et que nous étions donc plus sensibles à l’internationalisme et moins soumis aux directives d’un chef. De plus, par nos parents restés au pays, nous commencions à entendre parler des difficultés qui surgissaient. De plus en plus nous prenions conscience du fait que l’indépendance n’était pas le paradis qu’on nous promettait. Personnellement, je n’étais pas anti-destourien, mais force est de constater que le Néo-Destour était le tremplin idéal pour les promotions sociales et politiques… 

1) Membre fondateur du Groupe d'étude et d'action socialistes tunisien, Perspectives.

2) Entretien réalisé par Michel Camau et Vincent Geisser en avril 2002.

Lorsqu’ils se rendaient à Paris, les dirigeants destouriens avaient l’habitude de rencontrer les étudiants tunisiens. Pouvez-vous évoquer ces rencontres ?

Oui, je me souviens notamment de la rencontre avec Ahmed Ben Salah. Je crois que c’était en 1962. Il avait accepté d’affronter l’ensemble des étudiants. Mais je ne me rappelle pas qu’il ait dit des choses qui auraient pu convaincre ou nous apprivoiser par leurs qualités intellectuelles. À ma connaissance, Ben Salah avait été envoyé par Bourguiba pour contrecarrer ce raz de marée de jeunes contestataires. Il voulait nous convaincre que nous avions tort. Nous l’interpellions sur la démocratie, sur le programme de l’UGTT et nous lui posions cette question : est-ce que vous concevez, que les gens puissent aller au paradis à coups de trique ? En fait, il n’a convaincu personne, ni sur les raisons de l’interdiction du Parti communiste ni sur le complot contre Bourguiba [décembre 1962]. Ben Salah répétait toujours que c’était lui qui avait raison et que nous n’avions rien compris à rien.

Pouvez-vous nous décrire les débuts de l’implantation du mouvement Perspectives en Tunisie ?

Notre mouvement a commencé à prendre en Tunisie entre 1964 et 1966… Ahmed Smaoui et moi, nous animions des débats, des présentations devant des petits groupes dans les chambres universitaires. Il n’y avait jamais plus de dix personnes. Oui, nous tenions des réunions hebdomadaires dans les chambres universitaires… On discutait librement, on transgressait les interdits. Il y avait une présence féminine très forte dans notre groupe. Le journal Perspectives était imprimé en France et distribué clandestinement en Tunisie. À l’époque, le pouvoir ne faisait apparemment pas grand cas de notre style de vie. Nous n’avions pas vraiment conscience de la persécution. Cette période a duré de 1964 à 1966. Après, les déboires ont commencé : en 1966, puis en juin 1967 et l’arrestation de Mohamed Ben Jennet, figure emblématique du mouvement, et surtout en mars 1968.

 

Mais fondamentalement vous étiez, dans la lignée bourguibienne, pas le Bourguiba du pouvoir quotidien, mais le Bourguiba du projet moderne de construction nationale et étatique ?

Aujourd’hui, je ne dirais pas le contraire. À l’époque, nous croyions que nous étions dans l’opposition radicale à Bourguiba. Il était pour nous  le «Comédien suprême». En fait, nous adhérions complètement à l’idéologie positiviste et moderniste de Bourguiba. Nous étions ses enfants illégitimes. Ce qui nous opposait véritablement à lui c’était la question de l’impérialisme. Nous considérions que les positions officielles de la Tunisie sur le Vietnam et Cuba, entre autres, étaient des plus réactionnaires. On critiquait également le « pouvoir personnel ». Nous relisions toujours l’éditorial d’Afrique Action de 1961 qui dénonçait le pouvoir personnel. Mais à l’époque, c’est vrai, notre pensée n’était pas encore dominée par les catégories marxistes. Nous ne parlions pas encore de prolétariat, de parti du prolétariat. Nous ne croyions pas à la nécessité d’une lutte violente contre la bourgeoisie. Nous cherchions à organiser notre travail en commissions d’étude, à écrire des articles pour notre revue. À l’époque, il faut avouer également qu’il n’y avait pas de pressions policières qui nous empêchaient de manifester nos opinions. Sur les questions importantes de la femme, de l’enseignement, de la Palestine, par exemple, nous étions assez favorables aux positions de Bourguiba. En 1965, au plus fort du conflit Bourguiba-Nasser, je me souviens que nous étions collectivement sur les positions du premier. Nous avons surtout été attaqués quand, en 1967, nous avons développé dans notre fameuse « Brochure jaune » nos positions sur la Palestine. Nous étions la bête noire des nationalistes et des socialistes arabes car nous étions favorables à un État fédéral en Palestine.

 

Venons-en maintenant à la période maoïste de l’histoire de Perspectives. Certains, comme Mohamed Charfi, parlent d’ailleurs de « dérive maoïste ». Ils accusent notamment le coopérant français, Jean-Paul Chabert, de vous avoir manipulés. Que pensez-vous de cette version ?

Je suis d’accord avec Charfi sur l’évolution maoïste de Perspectives mais, en revanche, je ne peux pas le suivre sur la thèse de la manipulation. Comme je vous l’ai dit au sujet de Gilbert Naccache, je trouve trop facile de rejeter la responsabilité de ses actes sur les autres surtout quand il s’agit d’étranger ou de minoritaire. C’est trop facile, voire suspect. Le maoïsme était un phénomène universel, comme le marxisme d’ailleurs. Il aurait été anormal qu’une génération déjeunes Tunisiens, aussi à l’écoute du monde ne cherche pas à être en phase avec les concepts et les idées dominants du moment. Je continue à revendiquer aujourd’hui cette « dérive » comme l’un des moments forts de mon investissement personnel, de ma culture et de mon équilibre psychique. C’était une adhésion à un grand rêve universel. Ce qui importe pour moi, c’est que l’on a été porté par ce rajeunissement de la pensée marxiste dans son aspect dynamique. Nous étions sensibles au discours de la Révolution culturelle. C’était un discours qui appelait à la révolte, au droit à la révolte, un discours qui affirmait que l’on pouvait déplacer des montagnes. Voilà à quoi se résume notre engagement maoïste.

 

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