La Tunisie s’interroge sur l’avenir du socialisme destourien, Le Monde mai 1970

La Tunisie s’interroge sur l’avenir du socialisme destourien

De notre envoyé spécial Jean LACOUTURE
Le Monde 10 mai 1967

Tunis. Dans les aéroports et dans les gares, les épiceries et les snack-bars, dans les hôtels et dans les préaux d’écoles, le même visage est toujours là – à cette différence près qu’au portrait solennel qui veillait depuis dix ans sur la vie tunisienne tend à se substituer une image joyeuse, parée d’un sourire de champion de ski victorieux. Comme pour mieux exorciser la maladie, M. Habib Bourguiba préfère désormais montrer à son peuple un visage irradié d’optimisme. Initiative judicieuse, sinon efficace : car la Tunisie de ce printemps 1967 a été secouée tout entière par la crise qui manqua de très peu de terrasser son chef, le 14 mars, vers 11 heures du soir, tandis qu’un terrible orage s’abattait sur Tunis.
Les signatures qui s’étalent sur le grand livre ouvert au palais de Carthage – non pour un adieu, ici, mais pour un au revoir – sont autant de signes où se mêlent uns bonne part d’affection et une dose plus grande d’inquiétude. Le combattant suprême » a pu perdre de son ascendant, le leader impérieux semble abusif à beaucoup de ses concitoyens :    mais la nécessité du « père » reste évidente aux yeux de l’immense majorité des quatre millions de Tunisiens.
La Tunisie que l’on retrouve aujourd’hui n’est pas un pays affolé : le climat qui y règne n’est pas celui de l’ « an mil ». Mais cette société déjà très politisée, perméable aux rumeurs, attentive à son sort, est en état de vibration intense. On parle beaucoup, et la légende qui veut que tout rassemblement de plus de trois individus comporte au moins un policier ne retient apparemment personne de coopérer au colloque permanent dont est faite en surface la vie politique tunisienne.
Mais la santé de M. Bourguiba n’est pas le thème unique de ces échanges de rumeurs et de pronostics : le sujet du jour, c’est aussi le développement de ce qu’on pourrait appeler le « bensalisme », forme dérivée, mais non pas hérétique, du « bourguibisme ».
M. Ahmed Bon Salah, ancien secrétaire général de l’U.G.T.T. (l’Union générale des travailleurs tunisiens) aujourd’hui secrétaire d’Etat au plan et aux finances, est depuis longtemps considéré comme le personnage le plus significatif du régime destourien après M. Bourguiba. Ancien instituteur, cet homme de quarante ans, doté d’une vive intelligence et de volonté, a pris en charge les responsabilités de l’économie nationale depuis près de cinq ans. Est-il à proprement parler socialiste ?
Le système qu’il a échafaudé, sans référence explicite au marxisme (et moins encore, bien sûr, au nassérisme), paraît relever du socialisme, dans la mesure où ce qui l’intéresse ce sont moins les taux de production ou les rendements que les structures de l’économie. S’il multiplie les «unités de production», les coopératives de production et de distribution, c’est moins pour pallier telle ou telle défaillance du secteur privé, telle lenteur de l’accumulation, telle infériorité de l’investissement capitaliste, que pour remodeler les conceptions et les comportements des producteurs, des distributeurs et même des consommateurs, pour transformer non seulement les circuits économiques, mais les individus.
Cette entreprise, qui tient de M. Habib Bourguiba son caractère éminemment pédagogique, mais dont l’ampleur et la rigueur ne situent au delà de ce que le leader lui-même prévoyait lorsqu’il décida, en 1961, de recourir au dirigisme, prend depuis le 14 mars un caractère plus intense. Pourquoi ? Parce que l’expérience de M. Ahmed Ben Salah ne peut ce poursuivre que grâce à l’approbation, l’encouragement et la protection manifestes de M. Bourguiba. Privé de la caution du «combattant suprême », le secrétaire d’Etat au plan verrait se multiplier les obstacles -déjà nombreux — et résisterait difficilement aux contre-offensives que les intérêts privés déclencheraient alors contre lui et son système.
C’est pourquoi les inquiétudes relatives à la santé du chef de l’Etat se répercutent si directement Sur l’animateur de l’économie et donnent un caractère sursitaire, et donc plus fiévreux, à son entreprise. A supposer que le temps lui soit compté, il importe à M. Ben Salah d’aller, pendant cette période, jusqu’au point de non-retour au capitalisme ; il lui faut créer des situations irréversibles, à l’abri d’un événement fortuit et d’un retournement politique. Aussi voit-on le socialisme destourien prendre ces derniers temps, sous la férule de M. Ben Salah, un caractère un peu crispé. Il faut aller vite, il faut frapper fort.
Peut-être le démantèlement d l` « empire Smadja » est-il précisément un des aspects de cette radicalisation. Une Bastille a été abattue, un point d’insertion du capitalisme étranger éliminé-dût le crédit international de la Tunisie en être atteint, la méfiance des investisseurs étrangers éveillée, dussent les minorités, surtout juives, être découragées ou effrayées. Les opérations que l’arrestation de M. Henry Smadja a mises en lumière menacent plus précisément le type d’économie que
M. Ben Salah bâtit obstinément : la répression a pris une brutalité qui, pour arbitraire qu’elle fût, se veut exemplaire.
D’autant que les inventeurs du « socialisme destourien », après avoir entamé le combat sur les deux fronts de la production agricole et de l’industrialisation, se battent plus rudement encore sur un troisième : celui de la distribution commerciale. Voici plus de trois ans que M. Ben Salah et son équipe tentent d’étatiser le commerce de détail à un rythme plus rapide peut-être qu’en Egypte ou dans la plupart des démocraties populaires. Mais cette tentative s’est longtemps heurtée à la résistance de réseaux commerciaux animés par les ingénieux Djerbiens. Maintenant, pressé par le temps, M. Ahmed Ben Salah est décidé à briser ce circuit et à y substituer un réseau totalement contrôlé par l’État.
Un intéressant éditorial publié le jour même de l’ouverture du procès de M. Henry Smadja par le quotidien destourien l’Action, sous la signature de son rédacteur en chef, M. Moncef Jaafar, en témoigne :
« Toute entreprise d’industrialisation, de promotion de l’agriculture, est vouée inéluctablement à l’échec si elle ne concerne pas de manière, décisive et rapide le commerce. Une transformation totale s’impose dans le sens d’une remise en ordre, d’un assainissement d’une réduction considérable du ces intermédiaires néfastes ».
M. Ben Salah joue là une partie difficile parce qu’elle heurte des intérêts multiples que l’intensification de la menace risque de coordonner. Et aussi parce que son entreprise de socialisation n’est vraiment soutenue que par les jeunes cadres du parti et un groupe minoritaire d’intellectuels. Beaucoup de jeunes gens – qui ne se tiennent pas tous pour des militants destouriens – admirent le secrétaire d’État et souhaitent le succès de son expérience. Mais il y a dans le « socialisme » de M. Ben Salah quelque chose de froid, d’abstraitement intellectuel, de schématique, qui ne peut faire vibrer les foules et leur reste étranger. L’ancien leader des syndicats est assez courageux pour braver l’impopularité et assez persuadé qu’il a raison pour faire fi des démentis que lui opposent souvent les faits. Mais une entreprise de ce type peut difficilement se passer d’une adhésion largement collective.
Une crise s’intensifie aujourd’hui qui met l’ensemble du système « bensaliste » à l’épreuve : celle de l’emploi. Elle se situe en fait à deux niveaux bien distincts : celui des ouvriers et celui des intellectuels. II faut rendre cet hommage au régime destourien qu’il a constamment tenté    de répondre à la demande de l’emploi, d’abord par l’organisation des « chantiers » d’Etat, ensuite par l’industrialisation. Il y a eu un demi-succès dame le premier cas. Quant à la création d’emplois industriels, elle est terriblement lente parce qu’elle est très coûteuse. On évalue les effectifs de la « main d’œuvre disponible »  à trois cent mille personnes environ (chiffre très approximatif étant données l’imprécision des formes de travail et sa subdivision dans une société de ce type). Or, selon une estimation officielle tunisienne, sur trois cent mille emplois à créer, un peu plus de sept mille l’ont été en trois ans.
Si l’on se reporte à une bonne étude publiée à ce sujet dans une publication scientifique éditée par l’université de Tunis, on lit que le coût moyen de création d’un emploi industriel s’établit à plus de 10 000 dinars (10 millions d’anciens francs). Et l’auteur Précise : « Pour créer trois cent mille emplois, dans ces conditions, il faudrait investir plus de 3 milliards de dinars, ce qui représente plus de sept fois le produit national brut de la Tunisie (400 millions de dinars environ) ». Dans ces chiffres impressionnants, M. Ben Salah peut trouver la justification de son autoritarisme étatiste. Selon ses contradicteurs, seule une ouverture totale au monde extérieur, et notamment au capital étranger, peut offrir à la Tunisie les moyens de son « décollage ». Les socialistes destouriens les plus convaincus ripostent que, de 1956 à 1961, 1a Tunisie n’est ouverte sans réserve aux investissements étrangers et qu’elle s’est retrouvée en 1961 au bord de la banqueroute.
Mais il est une forme de sous-emploi qui menace plus gravement encore l’équilibre tunisien. Plus gravement parce que ce pays pauvre n’a qu’une richesse, les hommes, et qu’un nombre croissant de ceux-ci est en passe de rester exclu de l’effort collectif.
On prête à M. Bourguiba cette formule bien digne de lui : « Nous ne souffrons pas seulement de sous-¬développement économique, mais de surdéveloppement intellectuel. » Sur-¬développement ou surchauffe ? Le fait est que le gouvernement tunisien a moins de mal à trouver des cadres qu’à donner le maximum de rendement à ceux, nombreux et compétents, dont il dispose. Près de sept mille jeunes gens étudient actuellement à l’université de Tunis. Plus de mille cinq cents – sans parler de ceux qui travaillent en Europe et aux Etats-Unis – vont cette année solliciter un emploi. L’un des tours de force du régime destourien, depuis bientôt douze ans, a été de proposer à presque tous les intellectuels un emploi en rapport avec leurs capacités. Il faut savoir le désarroi que provoque dans presque tous les pays du « tiers monde » le gonflement du chômage intellectuel pour apprécier à sa valeur ce qui a été accompli sur ce plan en Tunisie.
Le gouvernement de M. Bourguiba, dont les relations avec la collectivité étudiante se sont aigries à la fin de l’année dernière et n’ont jamais été, tout à fait assainies, éprouve une difficulté croissante à «caser » les nouvelles élites. « Nous avons atteint le point de saturation », assure un ancien ministre, sans bienveillance. Grâce à la rigueur scrupuleuse du ministre, M. Messadi, l’université de Tunis se maintient à un niveau élevé, ne cessant au surplus de faire appel à des maîtres étrangers. Lors de mon dernier séjour à Tunis, par exemple, les étudiants en philosophie ou en sociologie pouvaient choisir entre les cours de MM. Jean Hypollite, Maurice de Gandillac, Jacques Berque et Michel Foucault. Quelques jours plus tôt ils écoutaient M. Paul Ricoeur. On souhaite que les jeunes gens ainsi formés n’aient pas pour seule issue dans quelques années… un poste au ministère saoudien des travaux publics. Les pays du « tiers monde » ne sont pas ceux qui manquent d’élites : ce sont ceux que désertent leurs élites.
Un problème domine pourtant tous les autres: celui qui a trait à la transmission et donc à la permanence du pouvoir. La crise qui a manqué terrasser M. Bourguiba le 14 mars a-t-elle ainsi ouvert un chapitre nouveau dans l’histoire de la Tunisie ?
« Non, m’a dit M. Mohammed Sayah, directeur du parti socialiste destourien et porte-parole des nouveaux cadres du régime. Certes, la disparition du président serait une catastrophe que chacun d’entre nous a mesuré depuis six semaines. Mais, outre que le chef de l’Etat se rétablit, comme vous le savez, on ne peut parler de bouleversement de l’Etat ni de désarroi. Depuis plusieurs années, depuis le congrès de Bizerte (1964) surtout, le président a constamment évoqué le problème de sa succession, le présentant même comme la pierre de touche d’une démocratie. Tout est fait pour que notre pays puisse surmonter cette terrible épreuve sans à-coup : ainsi la création du Conseil de la République, formé des membres du gouvernement et de ceux du bureau politique du parti. Sitôt que le Parlement aura adopté définitivement ce projet, nous disposerons de l’organisme de transition et de dévolution de l’autorité. Ce Conseil, convoqué par son secrétaire général, M. Bahi Ladgham, proposera le nom du nouveau chef de l’Etat à l’Assemblée qui élira. Nous ne serons pas pris au dépourvu. L’alerte du 14 mars nous aura en tout cas rappelé l’importance du problème : elle aura surtout confirmé l’attachement populaire au président. »
Le mécanisme paraît mis en place. Mais ce choix, sur qui se portera-t-il ? Le manteau ‘d’Habib Bourguiba recouvre encore, sans parvenir à les confondre, des conceptions diverses, des courants rivaux dans le parti; des générations, des appartenances familiales antagonistes. Il n’est pas abusif de rappeler que M. Ben Salah a une conception plus rigoureuse du socialisme que M. Mongi Slim ; que M. Ladgham n’est pas de la même génération que M. Sayah ; que le fils de M. Bourguiba ne voit pas tout à fait l’avenir de la même façon que ceux dont le second mariage du président a fait des associée du pouvoir.
Il est heureux que le chef de l’Etat tunisien ait surmonté l’épreuve du 14 mars : son expérience et son prestige ne seront pas superflus dans les discussions que fait surgir la mise en place de la procédure successorale. Et son autorité reste assez -grande pour que le «testament de Bourguiba » s’impose à ses compagnons comme jadis les mots d’ordre que leur adressait, de ses diverses prisons, le « combattant suprême ».

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