Le socialisme, c’est difficile, Le Nouvel Observateur 15 septembre 1969

Le Nouvel Observateur 15 Septembre 1969

Tunisie : Le socialisme, c’est difficile

* Ben Salah « n’avait pas la manière »…

Le 8 septembre, dans toute la Tunisie, les paysans, les riches, les pauvres ont tous ensemble égorgé les moutons, comme on le fait dans les grandes liesses : à quelques mètres du poteau d’arrivée, Ahmed Ben Salah, ministre tunisien de l’Economie, du Plan et des Finances, venait de perdre définitivement, semble-t-il, la longue course qu’il avait engagée pour placer la Tunisie dans les rangs des pays arabes « socialistes ». Curieuse réaction ? Oui. Et étrange histoire.
C’est en 1960 que le jeune leader syndicaliste avait osé prononcer le premier le mot de « socialisme ». Mot qui sonnait assez incongru dans une Tunisie douce à vivre, volontiers languissante, bleue et blanche, bercée de jasmin, pétrie de traditions aimables, à la fois grecque, méditerranéenne, arabe et ottomane. Mais la Tunisie, belle, est pauvre. Ben Salah le sait : il est né dans une de ces familles de petits fellahs du Sahel où l’on possède deux oliviers à` six et où l’on mange de la viande une fois par an, le grand jour de l’Aid.
Il débute dans la vie politique comme syndicaliste, s’affirme très vite comme partisan de «réformes profondes», est d’abord écarté par Bourguiba, puis réussit enfin à convaincre le «Combattant suprême» de l’utilité d’un total changement des structures tunisiennes. Nous sommes alors en 1961. Il reçoit le portefeuille de l’Economie, du Plan et des Finances et ne le lâchera plus. Etonnant attelage ! Entre le vieux radical-socialiste modèle 1920 qu’est resté Bourguiba et le syndicaliste dogmatique qu’est déjà Ben Salah, une étrange complicité se noue. c Attaquer Ben Salah, c’est s’attaquer à moi !» lance un jour le président tunisien pour couvrir son ministre. Celui-ci en a en effet bien besoin. Plan quinquennal après plan quinquennal, il a quadrillé l’économie, nationalisé les industries naissantes, organisé en sociétés d’économie mixte la plupart des services, et même regroupé en coopératives les petits commerçants. Cela ne s’est pas fait sans heurts. Mais rien ne va plus lorsqu’il s’attaque à la terre – la terre sacrée des olives, des vignes et du blé. Là aussi, il installe des ; coopératives et fait sauter les bornes millénaires plantées aux coins des champs.
Mais les petits paysans, pourtant, bénéficiaires de la réforme, ne comprennent pas, croient qu’on les vole, prennent leurs fusils et descendent protester chez le gouverneur. De plus en plus, le nom de Ben Salah ; est détesté, honni. Son impopularité i grandit. Ceux qui devraient le supporter le lâchent, et les grands propriétaires fonciers trouvent dans les paysans pauvres d’inattendus mais efficaces alliés. Pourquoi ? Peut-être par méconnaissance des problèmes, peut-être par mauvaise gestion, peut-être parce qu’on ne peut socialiser que tout ou rien. Peut-être tout simplement parce que Ben Salah n’avait pas « la manière ». Trop brutal, trop rigide, trop théoricien aussi, il n’a pas su, quand il le fallait, épouser ce qu’il appelait « la réalité tunisienne »… Contesté, il se durcit, accentue la contrainte. Du coup, le moteur s’emballe. La semaine dernière, sur la route de Sousse, Bourguiba est victime d’un « attentat d’avertissement»: il doit se séparer de Ben Salah, le mécontentement populaire est trop grand. Bourguiba lâchera-t-il ? Le coup d’Etat en Libye emporte sa décision : le président tunisien, toujours farouchement pro-américain et pro-occidental, est maintenant coincé entre une Algérie et une Libye progressistes, militantes, engagées. Il ne peut se permettre de risquer l’impopularité. Fin de Ben Salah ou fin du socialisme ? L’enjeu n’est pas mince : il reste, en Tunisie, sur six millions d’hectares de terre, cinq millions et demie à « coopérativiser ».

CHRISTIAN HEBERT

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