La police sifflée lors des obsèques : « Le Monde »

La police sifflée lors des obsèques de Bourguiba à Monastir

 

Dominique Le Guilledoux

Le Monde

 

Le mausolée ressemble à un palais, entouré de deux minarets face à la mer, le long du cimetière. La foule de Monastir attend derrière des barrières et des policiers. La journée n’est pas fériée, l’événement n’est pas retransmis en direct à la télé. On murmure seulement, les policiers en civil s’approchent pour écouter.

Trois jeunes réussissent à déjouer la surveillance, brandissent, comme un geste de victoire, un portrait de Habib Bourguiba. Plus tôt dans la matinée, la police avait pourchassé les détenteurs de photos. La foule se raccroche à ces trois images. Elle ondule, applaudit, siffle les policiers, cherche à forcer les cordons de sécurité. Trois femmes sont évacuées sur des civières.

Une collégienne explique que, la veille, « elle a essayé de faire grève » et n’est dit pas plus, un homme en blouson de cuir est là pour la dissuader. Une universitaire, elle veut dire « adieu au courageux qui nous a aidées à être ce qu’on est : des femmes libérées ». Le muezzin chante depuis des heures. Des hommes âgés, dignitaires locaux, viennent se placer. On remarque que le cortège funéraire va emprunter le chemin le plus court pour aller au cimetière, « habituellement réservé aux suicidés. C’est une honte. Jusqu’au bout, on a voulu le piétiner », dit une source proche de la famille.

La veille, la dépouille avait été transportée à Tunis à bord de l’avion officiel 7 novembre 1987, date à laquelle Bourguiba avait été destitué par Zine El Abidine Ben Ali. Les journaux gouvernementaux publient des photographies du président actuel au chevet du Combattant suprême. Sept jours de deuil national ont été décrétés, mais aucun signe visible de ce deuil n’est perceptible.

La foule attend. Le slogan « Bourguiba héros, Ben Ali le bourricot ! » est vite étouffée. Une rangée de « ninjas », cagoulés de noir et mitraillette en joue, précèdent le cercueil. La foule voudrait le toucher. Une immense clamer couvre la musique d’une fanfare : « Par notre sang, par notre âme, nous sommes prêts à mourir pour toi, Bourguiba ». Le président Ben Ali marche derrière le cercueil entouré de Jacques Chirac, Yasser Arafat, Jean-Pierre Chevènement, le président Boutelika, le général ivoirien Robert Gueï, Moulay Rachid, frère du nouveau roi du Maroc, le président yéménite Abdallah Saleh. Plus loin, dans le cortège, on remarque la présence de Philippe Séguin et de Bertrand Delanoë.

Un champ de ruines

Le cortège avance au pas de course, s’arrête aux marches du mausolée. Le président Ben Ali conclut son oraison funèbre par une justification de la destitution du défunt :  « Nous avons entrepris le changement du 7 novembre 1987 en puisant dans ce qu’il y a de meilleur dans le legs que nous a laissé le leader Habib Bourguiba, tout en l’enrichissant et en le fructifiant. Nous avons amorcé une nouvelle étape ».

A l’intérieur de la maison natale de Habib Bourguiba, on reçoit les dernières condoléances. On ne cache pas une certaine amertume. « Les membres du bureau du parti et du comité central étaient placés devant la famille. Ils ont voulu récupérer le macchabée ! Cela fait six mois que le scénario est préparé. Cet hommage n’a été destiné qu’à montrer que Ben Ali était le grand continuateur, déclare une source proche de la famille. Pourtant, Habib Bourguiba n’avait pas trouvé de mot plus fort que « nain » pour qualifier Ben Ali. Le régime croyant que Bourguiba était oublié ! Le plus réconfortant, c’était de voir des jeunes crier son nom aujourd’hui ».

A Tunis, des opposants démocrates ont regardé ces funérailles comme « un chef-d’œuvre de l’ubuesque : on rend hommage et on empêche le peuple d’exprimer sa tristesse. On voudrait qu’il soit lobotomisé, qu’il n’exprime aucun sentiment ». Un membre du Comité national pour les libertés en Tunisie (CNLT) explique : « Les institutions mises en place au temps de Bourguiba étaient prometteuses. Avec le développement d’une classe moyenne urbaine, tous les ingrédients étaient là pour accoucher d’un régime démocratique. Ben Ali a tout détruit : les partis politiques, les syndicats, la Ligue des droits de l’homme, la liberté de la presse. C’est un champ de ruines sous une chape de plomb policière».

 

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