Le régime en péril : Jeune Afrique Confidentiel

 

Le régime en péril

Jeune Afrique Confidentiel

Du 11/01/1984

 

Les « émeutes du pain » qui ont mis la « paisible Tunisie » au devant de la scène pendant les premiers jours de 1984 se sont terminées par l’inattendu : l’abandon par le pouvoir des mesures –doublement en un jour du prix du pain, de la semoule et des pâtes – qui ont fait descendre des milliers de Tunisiens pauvres dans les rues de plusieurs villes. Cet abandon est une reculade qui n’est pas dans le style habituel du chef de l’Etat tunisien, homme d’autorité. On ne peut le comparer qu’à l’abandon tout aussi brusque et inattendu, par le même Bourguiba, en septembre 1969, de la politique de coopérativisation à outrance menée pendant dix ans par le ministre de l’Economie, Ahmed Ben Salah, à l’instigation de Bourguiba et avec son accord. On peut penser qu’aujourd’hui, comme en 1969, Bourguiba a estimé qu’il n’avait pas le choix. Dans les deux cas, il s’est résigné à sortir d’une faute en en commettant une autre.

L’abandon en 1969 a été chèrement payé par Ben Salah qui a perdu le pouvoir, la liberté et sa carrière, ainsi que par Bourguiba lui-même dont la santé physique (et politique) ne s’est jamais relevée de cette chute. Comment se paieront les fautes – et les morts – qui ont jalonné cette nouvelle affaire ? La chute du ministre de l’Intérieur, Driss Guiga (coupable, entre autres, d’avoir voulu le départ de son Premier ministre), bien qu’intervenue dès le 6 janvier – à chaud -, est à considérer comme le début d’un processus et non pas comme son terme. Même si Guiga est le quatrième ministre important obligé de s’en aller en quelques mois (Mansour Moalla, Tahar Belkhodja et Abdelaziz Lasram lui ont montré la voie, chacun selon son style).

Il est trop tôt pour mesurer les conséquences de cette très grave affaire sur le régime tunisien et sur le pays lui-même. On peut cependant faire les observations suivantes :

  • L’erreur d’analyser commise par le Premier ministre et son gouvernement – ils n’ont pas prévu la réaction populaire ni son exploitation – a été partagée par tout ce que la Tunisie compte d’acteurs et d’analystes : aucun opposant, aucun syndicaliste, aucun diplomate n’avait prévu l’explosion. Doubler le prix du pain semblait nécessaire et accepté. Même si les plus lucides avaient préconisé des atténuations ou une gradation. Un observateur étranger, Michel Albert, de passage à Tunis à la fin de l’année, a été le seul à attirer l’attention du Premier ministre, Mohamed Mzali, – mais trop tard – sur les précédents étrangers et à soulier que jamais, nulle part, une telle mesure n’était passée.
  • Si Mzali n’a pas jusqu’ici payé de sa démission l’erreur d’appréciation qu’il a d’ailleurs reconnue à chaud (ce qui remarquable), c’est parce que ses adversaires à l’intérieur du pouvoir en ont trop fait pour obtenir son départ, allant jusqu’à inciter la rue à l’exiger. Même si Bourguiba a songé à changer de Premier ministre, le fait de l’en presser si visiblement était de nature à l’y faire renoncer. La deuxième raison du maintien de Mzali par le chef de l’Etat tunisien est à rechercher dans « l’épuisement des réserves » : Bourguiba n’a plus guère, parmi le personnel politique qu’il connaît, d’homme réunissant (de son point de vue) les conditions de la fonction de Premier ministre. Il est donc porté à garder jusqu’à l’usure ce qu’il a.

 

Quoi qu’il en soit, le régime tunisien – en place depuis 27 ans – commence l’année 1984 avec des problèmes économiques, sociaux et politiques qui n’ont jamais été aussi graves et dont la conjugaison le met – pour la première fois – en péril.

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