Deuil subversif : « Le Monde diplomatique »

Deuil subversif en Tunisie

Par Kamel LABIDI

Le Monde diplomatique, Mai 2000

« Il ne sera pas facile de remplacer un homme comme moi. Sur le plan sentimental, il y a entre le peuple tunisien et moi quarante ans de vie passés ensemble, de souffrances subies en commun, ce qui n’existera pas avec celui qui viendra après moi ». Prononcées en 1972, ces paroles immodestes de l’ex-président de la Tunisie, Habib Bourguiba, ont retrouvé, dès l’annonce de son décès, le jeudi 6 avril 2000, leur force prophétique.

Comme les onze ans passés jadis dans des prisons françaises, les treize années de résidence surveillée  imposées au Combattant suprême (el Moujahid el akher) depuis sa destitution, le 7 novembre 1987, par son premier ministre, le général Zine El Abidine Ben Ali, pour cause de « sénilité », n’ont fait que rehausser son prestige parmi les Tunisiens de tous bords. Même au sein des milieux les plus critiques à l’égard de l’ancien « président à vie ».

La tristesse de la Tunisie profonde, au lendemain du décès de l’homme qui l’a conduire à l’indépendance en 1956 sans trop d’effusion de sang, a fait contraste avec l’attitude du pouvoir, qui a mis tout en œuvre pour tenir les citoyens à l’écart des « funérailles nationales ».

…Paradoxalement, les médias étrangers ont mieux commenté le parcours exceptionnel du vieux chef historique. La presse tunisienne a refusé de se pencher sur les discours et les « directives présidentielles » qui contribuèrent à mettre le pays sur le chemin de la modernité. D’habitude prompte à couvrir, en direct, le rencontrées les plus éloignées, la télévision nationale reçut comme instruction de ne pas diffuser en direct la cérémonie de l’enterrement. Les prétextes officiels invoqués vont de « la volonté du pouvoir de respecter le deuil observé par le peuple » aux « moyens techniques limités de la télévision tunisienne » créée sous Bourguiba, il y a plus de trente-cinq ans.

Le journal télévisé de 20 heures fut retardé ce jour-là de trente-cinq minutes, le temps nécessaire pour les « esthéticiens » de la désinformation de présenter un reportage non déplaisant pour le régime : la musique militaire étouffait les déclarations glorifiant Bourguiba ; les « ninjas » encagoulés du service d’ordre et leurs mitraillettes avaient été « effacés ».

« Les Tunisiens sont fiers d’avoir eu un chef d’Etat comme Bourguiba. Les gens s’identifient à lui parce qu’il avait un projet pour son pays. Il n’aimait pas le pouvoir pour le pouvoir. Même si, sur le plans des libertés publiques, le bilan n’a pas été glorieux et qu’il a écrasé un peu les institutions », estime Mme Sana Ben Achour, professeure de droit à la faculté des sciences juridiques de Tunis. Cette fierté tire également sa source du rayonnement de Bourguiba sur la scène internationale, et surtout de sa résistance à l’attraction qu’exerce l’argent sur ses homologues et de leurs proches dans les pays en voie de développement.

La proclamation de l’indépendance le 20 mars 1956 semble avoir été hâtée par l’obstination de Bourguiba, de plus en plus soucieux de prouver le bien-fondé de sa « politique des étapes », surtout après le soutien apporté par le président égyptien Gamel Abdel Nasser à Salah Ben Youssef.

Il défendra cette « politique des étapes » face à israël. En 1965, son discours historique de Jéricho, en Cisjordanie, dans lequel il prône l’acceptation du plan des Nations unies de partage de la Palestine entre deux Etats fait l’effet d’une bombe. Des manifestants dans les rues de nombreuses villes du Proche-Orient et des médias arabes l’accusent d’être « un laquais du colonialisme et de l’impérialisme ».

La « menace islamiste », agitée et exagérée, à la fin de son règne, a servie à porter un coup à la société civile et à hâter l’arrivée au pouvoir de M. Ben Ali, un « technicien de la sécurité ». Cheikh Rached Ghannouchi, président du mouvement islamiste Ennahdha, en exil depuis 1989, est l’une des rares personnalités politiques à avoir refusé de rendre hommage à Bourguiba qu’il qualifie de « dictateur » et auquel il reproche d’avoir « préparé le terrain à l’émergence d’un Etat policier ». Il ne reconnaît toutefois que la « période de Bourguiba est moins mauvaise que celle de Ben Ali ».

Les islamistes furent parmi les premiers à comprendre leur erreur, rejoints bientôt par d’autres activités politiques de gauche, des animateurs de petites formations politiques et même des arrestations de milliers d’islamistes débouchèrent sur deux grands procès en juillet 1992. Quelques mois avant l’ouverture de ces deux procès, le pouvoir concocta une nouvelle loi sur les associations destinée à réduire au silence la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDH).

 

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