Edgar Faure : la rencontre Bourguiba de Gaulle

La rencontre De Gaulle-Bourguiba

Par Edgar FAURE

Au moment où se réalise la visite officielle au Général de Gaulle du Président de la République tunisienne, je me trouve naturellement conduit à évoquer une autre entrevue qui en fut le lointain et modeste préliminaire. On m’excusera, je pense, d’introduire ici la nuance personnelle du souvenir. Dans l’après midi du lundi 18 avril 1955 dans son bureau de l’hôtel Matignon, le Président du Conseil des Ministres accueillait M. Habib Bourguiba.

Je n’avais encore jamais vu M. Bourguiba (1) qui n’occupait à ce moment là, aucun poste officiel et n’était sorti que depuis peu de la proscription et de la résidence surveillée. J’avais pu cependant me rendre compte de son rôle déterminant dans le mouvement national tunisien et j’étais convaincu que rien ne pouvait être fait entre la France et la Tunisie si l’on n’abordait pas les problèmes dans leur envergure et si l’on n’engageait pas le dialogue avec les véritables protagonistes. Aussi décidai-je de refuser la formule des contacts officieux ou indirects et de faire, malgré les critiques qu’il susciterait – et peut être même, dans une certaine mesure, en vue de susciter ces critiques mêmes et de briser un interdit – le geste qui s’imposait.

Les mêmes considérations demeurent valables aujourd’hui, mutatis mutandis, pour les dirigeants de la France à l’égard de l’homme qui symbolise l’insurrection algérienne. Sans doute, les données du problème sont différentes, plus grande la difficulté, mais aussi la nécessité n’en est que plus impérieuse. Pour y parvenir, un relai, cette fois, est apparu nécessaire. Nous l’abordons.

J’ai accueilli avec mouvement d’espoir, les premières indications qui ont été diffusées sur un projet de rencontre entre le Président de Gaulle et le Président Bourguiba. Je n’ai pas partagé,  l’époque, les réticences ou les appréciations qui ont été manifestées ici ou là. Je suis donc autorisé à manifester aujourd’hui une confiance affermie, encore que dans des affaires aussi graves et aussi difficiles, les pronostics doivent toujours être réservés.

J’approuve la rencontre parce que, en premier lieu, il fallait faire quelque chose.

L’état du problème algérien depuis la proclamation du principe de l’autodétermination et tout au long de ces dix-huit mois fait penser à cette pratique des peuples de l’antiquité que l’on appelle le commerce muet. Ces peuples se refusaient au moindre échange et persistaient même sans hostilité ouvertes, à se considérer comme ennemis.

Aussi, pour commercer, l’un d’eux déposait-il sur une plage les produits dont il disposait. Les amateurs de l’autre cité venaient en bateau, regardaient les produits, plaçaient à côté ce qu’ils proposaient eux-mêmes et se retiraient. Les premiers réapparaissaient, venaient examiner les échantillons, les emportaient s’ils leur convenaient, etc. Encore  ces procédures peuvent-elles réussir, dans un secteur économique où l’intérêt trouve toujours sa voie.

Dans l’ordre d’une négociation politique le refus du contact, la méthode alternative et contemplative, ne sont pas gage de succès. Les arguments se juxtaposent, et la solution insaisissable. Après Melun, il fallait sortir de l’impasse. Qui donc pouvait faire le premier pas ? Pour le succès même de la négociation, aucune partie ne doit paraitre dans une position de gêne ou d’infériorité.

Le Général de Gaulle a pris l’initiative. Il l’a prise d’abord, si étrange que cela puisse paraitre par le referendum. Comme nous l’avons déjà noté, il se trouve, en effet qu’une démarche purement interne a pris dans ce cas la valeur d’une approche extérieure. Le referendum était destiné à apporter au chef de l’exécutif français la « provision de prestige » nécessaire pour qu’une relance de sa part ne parut pas signe de faiblesse. Encore cette relance ne pouvait-elle être faite directement, même après le 8 janvier, d’où l’idée non moins remarquable, pensons-nous, de l’invitation adressée au Président Bourguiba.

Ni l’auteur de l’invitation, ni son destinataire ne pouvaient d’ailleurs se tromper sur son sens. Il ne pouvait s’agir ni d’une entremise, ni d’une médiation. Ceux qui ont exprimé de bonne foi du scepticisme ou même du mécontentement lors de la première annonce de ce contact ont commis cette erreur d’interprétation. Il est surabondamment prouvé que le Président Bourguiba n’a pas l’intention de se faire l’ambassadeur du F.L.N. et que le Général de gaulle ne s’est pas adressé à lui en cette qualité.

Si nous pouvons prendre ici notre comparaison dans notre domaine scientifique, il s’agit d’une opération de catalyse. Elle était destinée à modifier le climat et l’ensemble des conditions, de telle manière que la négociation puisse enfin s’engager directement. Un proche avenir nous dira si cette opération a réussi.

Je pense que les méthodes et les personnes peuvent être considérées comme des éléments favorables. La méthode du Président Bourguiba est devenue célèbre sous le nom de « bourguibisme ». Nous ne cherchons pas à la définir ici car il faudrait y consacrer une longue étude.

Ce que je voudrais souligner, c’est qu’en parlant du « bourguibisme », on doit l’envisager dans un double sens, car une méthode comportant de la mesure, une approche humaine des problèmes, la modération au service de l’efficacité, se trouve être à l’avantage des deux parties, non seulement de celui qui a pris l’initiative de l’employer dans l’exercice d’une revendication, mais de celui qui doit répondre à cette revendication.

Si le « bourguibisme » a permis, du point de vue tunisien, d’obtenir l’indépendance de la Tunisie, il a, du point de vue français, permis d’assurer le passage entre la situation du protectorat et celle de l’indépendance, à l’intérieur de désarmer des préjugés ou des méfiances, de déjouer les sabotages ; à l’extérieur d’éviter les drames dans le présent et de réserver les perspectives de l’avenir.

La « bourguibisme » est, en réalité, une méthode historique, c’est-à-dire qu’elle tient compte de l’histoire en mouvement et non pas d’une équation algébrique des problèmes que l’on voudrait figer sur un tableau noir.

Le général de Gaulle, de son côté, n’a cessé de montrer lui-même l’esprit historique qui a conduit à lui faire adresser parfois le reproche, à la fois injuste et contradictoire, d’être un homme du passé et en même temps de vouloir aller trop vite dans le futur. Ce reproche venait de ceux dont la voie est étroitement cantonnée dans le présent, que de ce fait ils ne peuvent même plus apercevoir : incapables, selon le mot admirable de Turgot de « prévoir le présent ».

Quant aux personnes, il ne m’appartient pas ici de porter des appréciations ou de tracer des esquisses. Si l’on peut établir un parallèle entre la fermeté et la clairvoyance démontrées de l’une et de l’autre part entre les côtés « hors série » de ces destins, ce sera pour en déduire les raisons supplémentaires d’un optimisme qui ne peut être, lui aussi, que mesuré.

D’autres circonstances nous ont montré qu’il y avait un dynamisme de l’erreur et de l’échec : il y a -hélas ! – un dynamisme de la guerre. Disons-nous inversement que, au moment où une négociation peut s’engager, il y a un dynamisme positif de la négociation, un dynamisme bénéfique de la paix.

Enfin puisque j’ai évoqué en commençant cette déclaration ma première rencontre avec le Président Bourguiba, je voudrais en terminant évoquer la dernière : elle eut lieu, en effet, à une date d’octobre 1956, le jour même où le Président Bourguiba, rendant visite au Président Coty, franchissait les portes de cet Elysée où il reviendra dans quelques jours, précisa solennellement que l’indépendance de son pays étant établie sans retour, il était disposé, si le problème algérien pouvait être réglé, à établir avec la France des liens de ce type nouveau que permet et que recommande une nouvelle conception des états souverains dans les métamorphoses du monde moderne.

EDGAR FAURE

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