Inauguration de l’esplanade Habib Bourguiba à Paris

Bertrand Delanoë : «Il était la Tunisie»

Allocution prononcée, le 6 avril, par Bertrand Delanoë, le maire de Paris, lors de l’inauguration de l’esplanade Habib-Bourguiba.

«Il y a quatre ans disparaissait celui que l’Histoire a, de son vivant, érigé en fondateur de la nation tunisienne. Nous reviennent à l’esprit les mots prononcés en 1973 par Habib Bourguiba : «D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de soustribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens».

Des paroles fortes qui identifient un rôle, une œuvre et un parcours uniques dans le siècle.

Retracer le destin d’Habib Bourguiba, c’est évoquer la figure du leader charismatique, celui qui fait l’Histoire. Et, dans ce cheminement hors du commun, Paris occupe une place particulière. C’est en effet dans notre capitale que le jeune étudiant à la Sorbonne et à l’École libre des sciences politiques a acquis les armes intellectuelles et idéologiques propres à nourrir le futur homme d’Etat. Venu avec l’ambition déclarée «d’étudier le droit en vue de combattre le protectorat», Habib Bourguiba, à 20 ans, s’est donné les moyens de son rêve d’indépendance.

C’est aussi à Paris qu’il rencontra Mathilde, sa première épouse. Et comment oublier que ce séjour parisien lui offrit l’occasion de cultiver sa passion pour les auteurs français, Vigny, Hugo ou Bergson? Sans doute, déjà, peut-on déceler les ressorts de la dualité qui caractérise son rapport à notre pays : il sera un militant inlassable de la décolonisation, mais demeurera un admirateur sincère et enthousiaste de la France universelle, épris de ses poètes, de ses écrivains, de sa culture.

Ainsi, lorsqu’il retrouve son pays natal, en 1927, il ne peut que mesurer le décalage cruel entre les principes enseignés à Paris et la pratique effective du protectorat. Ce constat stimule, plus que jamais, le dessein qu’il nourrit : servir l’émancipation de son peuple. Très tôt, en effet, il acquiert la conviction que l’indépendance de la Tunisie est inéluctable, même si son horizon paraît alors lointain. Lucide, intuitif, il perçoit aussi très vite l’inefficacité du «Destour», le parti libéral constitutionnel, qu’il juge inadapté à cette ambition. Assumant la dissidence, il fonde donc le Néo-destour.

Cette jeune formation est moins élitiste, plus populaire. Elle n’est plus seulement urbaine, mais s’ouvre aux campagnes. Surtout, et c’est la marque fondamentale du bourguibisme, elle rejette la logique du «tout ou rien» et s’inscrit dans une démarche par étapes, en acceptant la négociation avec la puissance coloniale.
Dès 1931, le «Combattant suprême» résumait cette stratégie dans le journal La voix du Tunisien : «Le contrat d’une civilisation plus avancée détermine pour le peuple tunisien une réaction salutaire. Une véritable régénération se produit. Grâce à une judicieuse assimilation des principes et des mé- thodes de cette civilisation, il arrive fatalement a réaliser par étapes son émancipation définitive».

La marche vers l’indépendance est ainsi pensée très tôt : elle sera l’œuvre du peuple, progressant pas à pas au rythme des compromis, de la lutte et même des sacrifices. Durant vingt ans, en effet, Bourguiba affrontera toutes les exigences du combat. Assigné à résidence dès le milieu des années 1930, libéré sous le Front populaire puis le nouveau emprisonné en 1938, il est livré par le gouverne- ment de Vichy à Mussolini, qui espérait ainsi affaiblir la résistance en Afrique du Nord.
Terribles années, dominées par l’intensité de l’affrontement, mais aussi par le sens des valeurs et de l’Histoire. En dépit de son opposition à la colonisation, Bourguiba condamne les fascismes et, dès le 8 août 1942, lance un appel à soutenir les troupes alliés contre les forces de l’Axe.

De sa prison, il écrit : «L’Allemagne ne gagera pas et ne peut gagner la guerre. L’ordre est donné aux militants d’entrer en relation avec les Français gaullistes en vue de conjuguer notre action clan- destine. Notre soutien doit être inconditionnel. C’est une question de vie ou de mort pour la Tunisie». Et ces propos prennent un relief particulier en ce lieu où se trouve le monument à la mémoire des soldats tombés pendant la campagne de Tunisie, en 1942-1943. Une fois la guerre terminée, le combat reprend, D’abord sur la scène internationale. Du Caire, où il réside, jusqu’au siège des Nations unies, Bourguiba s’impose comme le porte-parole et le théoricien inspiré de la cause tunisienne.

Mais, conscient que la liberté ne se gagne que de l’intérieur, il rentre en Tunisie en 1949. Après les révoltes de 1952, son parti est interdit, et lui-même condamné à l’exil.
Alors que la marche vers l’indépendance semble brutalement interrompue, une rencontre décisive va restaurer l’espoir. Car à la conviction de Bourguiba fait écho l’esprit éclairé de Pierre Mendès France.

Le 31 juillet 1954, celui-ci annonce que la France reconnaît l’autonomie interne de la Tunisie. L’Histoire s’accélère alors. Le gouvernement tunisien engage des pourparlers avec la France qui dé- bouchent sur le protocole d’accord du 20 mars 1956. La Tunisie est indépendante et souveraine. Le 25 juillet 1957, Bourguiba en devient le premier président de la République.

Victoire de la raison arraché dans le tourbillon enflammé des événements… En contournant les haines et les blessures irréversibles, en écartant les logiques de vengeance, Bourguiba a ouvert à son pays la porte de l’avenir, tout en préservant ses liens avec la France. Des liens, en vérité, essentiels à ses yeux. Et un héritage précieux que résume magnifiquement Jean Lacouture : «Habib Bourguiba, dit-il, ce sage aux manières d’agité méditerranéen, dont le possibilisme lyrique fonda un Etat et aurait peut-être pu, pris pour modèle, éviter la guerre d’Algérie». Des liens que Bourguiba s’attachera tou- jours à faire vivre. Il deviendra ainsi, à l’instar d’un Léopard Sédar Senghor, son ami, l’un des plus ardents défenseurs de la Francophonie, veillant à maintenir l’enseignement de notre langue dans les écoles tunisiennes.

Dès son accession au pouvoir, Bourguiba s’applique à parachever la souveraineté nationale et à faire entrer la Tunisie dans la modernité. Ses convictions, sa volonté, son prestige lui permettent de bousculer tabous et conservatismes. Les réformes se succèdent : affirmation d’un Etat laïc ; géné- ralisation de l’enseignement comme levier contre le sous-développement ; amélioration de la santé publique : et, surtout, émancipation des femmes, dira-t-il en 1972, demeure la fierté de mon œuvre».
Seize ans auparavant, il avait en effet promulgué un code du statut personnel très avant-gardiste, interdisant la polygamie, remplaçant la répudiation par une procédure de divorce et fondant le ma- riage sur le consentement mutuel. Un an après, il accordait le droit de vote aux femmes, légalisait la contraception en 1961, puis l’interruption volontaire de grossesse, en 1967 – longtemps, donc, avant de nombreux pays européens, dont le nôtre.

C’est une véritable révolution pour le statut des Tunisiennes qui fut ainsi engagée. Et un progrès dont beaucoup de femmes à travers le monde sont encore, cinquante ans plus tard, tenues à l’écart. C’est aussi un formidable héritage qu’il lègue à notre époque, sous forme d’un message adressé d’un message adressé à travers le temps aux faussaires de la religion, aux tenants de l’obscurantisme.

Pionner et visionnaire, Bourguiba le fut aussi comme grande figure du monde arabe. Il utilise ce statut et son prestige au service d’une idée-force : conquérir la paix au Proche-Orient comme la Tuni- sie avait conquis son indépendance. Dans le fracas des passions, il est le premier à prôner la sagesse et le réalisme. À Jéricho, en 1965, il affirme ainsi, contre Nasser, que «la politique du tout ou rien n’a mené la Palestine qu’à la défaite». Il ose les mots de paix et de coexistence.

Vision empreinte de pragmatisme et d’intelligence. Mais conception, aussi, inséparable d’une in- défectible fidélité à la cause palestinienne, symbolisée par l’arrivée, en août 1982 – après l’invasion du Liban par Israël – de bateaux militaires français conduisant Yasser Arafat et ses partisans jusqu’au port de Bizerte.

Indépendance, pais et progrès : telles sont les ambitions qui ont inspiré une vision sans cesse en mouvement, et des actes mémorables, même si la longue présidence de Bourguiba s’acheva mal- heureusement dans la confusion. Rarement l’identification entre un chef d’Etat et une nation n’est apparue aussi forte. Bourguiba a été la Tunisie, il a incarné sa naissance, sa souveraineté, son dévelop- pement. Aujourd’hui, en ce jour anniversaire de sa mort, c’est donc à cet homme d’Etat d’exception que Paris rend hommage.
Parce qu’il fut l’un des acteurs majeurs du siècle dernier ; parce qu’il sut éviter une cruelle tragédie dans notre histoire commune ; parce que nous lui devons les liens amicaux, fraternels et pacifiques institués entre nos peuples ; parce que les Tunisiens, au sein de notre communauté parisienne, ap- portent une richesse précieuse à l’identité de notre ville, il nous revenait d’inscrire son nom dans la mémoire collective de notre cité.

Paris l’honore aujourd’hui, et, au-delà, marque son profond attachement à la Tunisie, à son peuple, à son avenir. […] Puisse sur cette esplanade résonner la modernité des mots que Bourguiba pronon- çait, il y a cinquante ans : «Mon vœu le plus cher est que les musulmans vivent dans Une communion des cœurs encore plus étroite, que les dirigeants réalisent entre eux une meilleure compréhension et combattent tous les complexes – d’infériorité ou de supériorité qui risqueraient de nous précipiter dans une catastrophe, ce que nous pouvons sûrement éviter grâce à un recours incessant à la raison et à l’intelligence.»

Que tous promeneurs de ce lieu sachent que, irrigué de ces sages principes, bat ici, avec confiance, le cœur de l’amitié entre les peuples de Tunisie et de France. »

 

Parmi les personnalités présentes (anciens ministres, amis, collaborateurs, militants).

Hocine Aït Ahmed, Azzedine Alaïa, Hédi Attia, Ali Bakir, Mohamed Belhadj Amor, Faouzi Belkahia, Amor Belkhiria, Tahar Belkhodja, Abdelaziz Beltaïfa, Slim Ben Achour, Tarek Ben Ammar, Mohamed Ben Amara, Ahmed Ben Arfa, Ahmed Bennour, Béchir Ben Yahmed, Afif Ben Yedder, Antoine Blanca, Salah Bouderbala, Hervé Bourges, Clément Cacoub, Béji Caïd Essebssi, Claudia Cardinale, Mohamed Charfi, Amor Chedli, Fredj Chedli, Mezri Chekir, Tijani Chelli, Jean Daniel, Mohamed Ennaceur, Amor Ghedira, Driss Guiga, Ridha Hamza, Cecil Hourani, Pierre Hunt, Mohamed Jomaa, Mohamed Jrad, Ahmed Kallala, Abderrazek Kéfi, Hédi Khélil, Brahim Khouadja, Chedli Klibi, Mongi Kooli, Mohamed Kraïem, Jean Lacouture, Abderrahman Ladgham, Mahmoud Maamouri, Fawzi Mahrsi, Tijani Makni, Mohamed Masmoudi, Leïla Mençhari, Mansour Moalla, Mohamed Mzali, Chékib Nouira, Mohamed Saad, Mohamed Sayah, Hédi Slim, Baccar Touzani, Moncef Yahiaoui, Mustapha Zaanouni, Hamed Zghal.

 

Laisser un commentaire

dix-sept + quatre =