Jean Daniel : Novembre 1987

Jean Daniel

Nous vous reproduisons ici la préface du livre de Chedli Klibi sur Bourguiba écrite par Jean Daniel

Comment ne pas être, tout de même, au moins attristé par le parcours d’un leader fait pour la gloire mais qui, après avoir été un libérateur visionnaire puis un despote éclairé, s’est attardé dans son pouvoir jusqu’à connaître la sénilité autoritaire. Reste, par-dessus les années, le rayonnement de cette gloire d’autant que ce que nous vivons, aujourd’hui, nous ramène irrésistiblement vers lui.

Son actualité réside dans le fait que Bourguiba aura triomphé à la fois du panarabisme et de l’islamisme, ces deux extrêmes sans cesse complémentaires. Il n’en était pas moins arabe ni moins musulman. C’est ce qu’il tenait à dire tout en se réservant le droit personnel d’interpréter, selon le génie qu’il s’attribuait, l’héritage du Prophète et l’esprit du Coran. Rappelons, toujours pour souligner son actualité, que Bourguiba avait pris son parti de la division des Arabes allant même jusqu’à considérer que leur désir d’unité provoquait leurs déchirements permanents et relevait, parfois, de «la malédiction». Ni la communauté de la langue, ni celle de la religion, n’avaient jamais, selon lui, conduit à de vraies solidarités même pas dans le Maghreb sauf, et encore pendant la guerre d’Algérie.

Quant à l’Islam, il refusait qu’il pût inspirer l’immobilisme politique du «Vieux Destour» ni le fanatisme religieux des Frères musulmans. Il était, dans le même élan, très réaliste et très visionnaire sur ces derniers phénomènes. En fait, contre tous les fanatismes, il était voltairien, car on rappelle trop rarement que dans sa lettre sur l’intolérance, Voltaire détestait autant les athées que les dévots. Mais, en homme d’action programmé et en chef prédestiné, il croyait en son propre génie pour atteindre avec plus d’efficacité les objectifs que les idéologues et les nihilistes prétendaient rejoindre sans connaître leurs adversaires. Comme Gramsci dans la révolution marxiste, Bourguiba a inventé, dans la lutte anticolonialiste, le gradualisme. Parcourir des étapes, ce n’est pas être modéré, c’est contourner la nécessité.

Bourguiba a pu adopter sa méthode gradualiste par le fait qu’il avait un lien secret et parfois, d’ailleurs, avoué avec les ennemis qu’il devait combattre, en l’occurrence, les Français et les Occidentaux. Il voulait leur prendre ce qu’ils avaient de meilleur pour les combattre dans ce qu’ils avaient de pire. Il voulait retourner contre eux les armes de leur propre civilisation. Il ne croyait, d’ailleurs pas, il me l’a dit et je l’ai écrit, qu’il suffit d’être antioccidental ou progressiste pour avoir une identité spécifique. L’identité d’un jeune Tunisien, ce n’est pas de ressembler à tous les jeunes Arabes, ni à tous les jeunes musulmans. C’est d’être tunisien. Lorsqu’il m’a dit cela, je l’ai vu, et je le revois, aujourd’hui, petit mais prêt à bondir, le menton impérial mais le front aux aguets, le pétillement bleu de son regard dominateur et amusé, toujours prompt aux ruses du commandement.

Bourguiba était de la race des félins. Oui, je le revois et le réentend lorsqu’ il exposait à ses disciples ses thèses sur les civilisations. A l’échelle de l’Histoire, il n’y avait, selon lui, ni bons ni méchants; il y avait des peuples qui s’affaissaient d’autres qui se hissaient. L’histoire de Carthage comme l’histoire de Rome devaient servir à comprendre celle des Arabes. Bourguiba est, à mes yeux, le premier libérateur qui se soit débarrassé de tous les complexes vindicatifs habituels aux colonisés. Lorsqu’il a imaginé d’inaugurer son pouvoir par une libération de la femme arabe, comme elle n’en avait jamais connu, il s’est référé sans doute à l’esprit et à la lettre du Coran, dans une formule que certains érudits avaient concoctée pour lui, mais il ne refusait pas l’idée que, dans ce domaine, la lente évolution de l’Occident pouvait être un exemple. Cet homme mettait au-dessus de tout le développement économique mais aussi le savoir, la culture, le goût de la perfection, la foi dans le progrès d’où qu’il vînt. On a compris que j’ai eu longtemps un faible pour cet homme et qu’aucun de ses égarements, qui ont été nombreux – j’en sais personnellement quelque chose – ne m’ont jamais vraiment incité à le renier. Si je le contemple, je le juge, si je le compare, je le loue : j’en vois bien peu qui le valent. Et ce ne sont pas ses prophéties sur la division des Arabes, sur la régression islamiste et sur le conflit israélo-palestinien qui m’inciteraient à m’éloigner de lui aujourd’hui.

 

Naufrage d’un pionnier

Sept ans de longue et déplorable dérive d’un pouvoir despotique ne sauraient faire oublier que cet homme a été, dans bien des domaines, un libérateur

Une tradition japonaise voulait qu’on conduisît dans la montagne, pour les abandonner à l’hiver, les vieillards inutiles à la société. Il n’y avait rien d’irrespectueux, dit-on, dans cette euthanasie et cette façon de devancer un peu l’arrivée de la mort.

Bien plus cléments, les Tunisiens ont adopté à l’égard de Bourguiba la procédure la plus bourguibiste qui soit : les fils ont démontré qu’ils savaient s’émanciper même de ce père auquel ils doivent leur émancipation. Le tout dans l’élégance la plus irréprochable et en mettant, avec une douloureuse habileté, sur le compte de l’inéluctable fatalité ce dont un jour l’histoire pourrait les accuser d’avoir profité.

On ne sait si le vieux lion, qui a toujours eu une conception épique et providentialiste de son parcours en ce monde, et quitte à disparaître de la scène, n’eût pas préféré une fin plus théâtrale, au besoin plus cruelle, en tout cas moins thérapeutique. On peut penser qu’il eût choisi le poignard de Brutus plutôt que l’ambulance de ces justiciers en blouse blanche.

Nulle trace, dans ce coup d’Etat indolore, dans cette révolution blanche, du moindre reniement de ce que fut jadis le bourguibisme, et nulle ingratitude pour ce que fut naguère Bourguiba. Ainsi la société qui s’était identifiée à un homme et qui en était donc arrivée à se détester elle-même puisqu’elle ne pouvait plus le supporter, ces Tunisiens soudain soulagés de n’avoir plus à haïr ce qu’ils portaient en eux, les voici enfin libres, s’ils le veulent, d’être fidèles à un symbole devenu innocent.

Le malheur serait en effet que les égarements des sept dernières années, en particulier, époque où le caprice autoritaire a été de j plus en plus aggravé par l’évidente sénilité, la ‘• disgrâce serait que ce pays s’écartât de la philosophie conçue, théorisée et mise en pratique ‘ par un homme de stature exceptionnelle. Bourguiba, je sais, est un mythe français. En raison surtout de cette rencontre avec Pierre Mendès France : ce fut le coup de foudre entre ces deux hommes. Jusqu’au dernier jour, le {portrait dédicacé de Mendès France fut en (bonne place sur le bureau du palais de Carthage, et il le montrait à tous ses visiteurs. Pour que s’opérât cet acte fondateur d’une décolonisation à l’amiable, il fallait sans doute la géniale inspiration de Mendès dans son discours de Carthage, et sa mise en scène, le 31 juillet 1954. Mais il fallait aussi qu’il y ait, pour y faire écho, lui en donner caution et le rendre opérant, un homme comme Habib Bourguiba.

C’était bien l’homme du destin. Songez qu’on parlait encore à l’époque de * l’Empire français » ; qu’on était peu enclin à faire confiance aux Arabes, quels qu’ils fussent, pour accéder à une indépendance quelconque. La séduction qu’a exercée Bourguiba, nul autre, à ces moments précis, n’aurait peut-être pu l’exercer. Il désarmait tous les préjugés. Il avait l’œil bleu et le visage clair ; il était francophone, francophile, marié à une Française. Il piégeait les Français en retournant contre eux leurs traditions et leurs principes, qu’il avait appris à connaître et qu’il s’était approprié. Il avait une double enveloppe. D’une part, il ne perdait jamais son obsession qui était la libération de la Tunisie (il a pratiquement passé un tiers de sa vie en prison) ; d’autre part, on le voyait en esprit totalement immergé dans les problèmes français. Il s’exprimait alors comme un homme politique de la IVe République, avec une connaissance intime du parlement (il était imbattable dans la prévision des chutes de gouvernement), on le disait agnostique et maçon (à tort), il était capable de faire tous les jours et mieux que personne une revue de la presse française sans oublier « le Canard enchaîné », symbole pour lui de la Quatrième, bref, ce diable d’homme qui ressemblait à Charlie Chaplin et à Douglas Fairbanks junior avait été adopté par l’opinion française.

Je fus conduit chez lui pour la première fois en 1956, rue des Pyramides, à l’ancien office de Tunisie, par Jean Rous. Je le revois petit mais prêt à bondir, le menton déjà impérial mais le front serein, et la mèche charmeuse ; je revois le pétillement bleu de son regard à la fois dominateur et amusé, son rictus de chef qui comprend mais passe outre. Aussitôt, je me dis qu’il était de la race des félins avec, en plus, une expression gestuelle si accomplie qu’elle aurait pu le conduire au mime. J’ai écrit un jour que lors qu’il parlait en public, incomparable tribun ses gestes précédaient à ce point l’expression de sa pensée que lorsque enfin il s’exprimait or avait l’impression qu’il se répétait. Je le revois donc dans cette attitude en train de nous expo sur ses thèses sur les déclins de la civilisation.

A l’échelle de l’histoire, il n’y avait, selon Bourguiba, ni bons ni méchants ; il y avait de peuples qui s’affaissaient et d’autres qui, pendant ce temps, se hissaient. Colonialistes à Anticolonialistes ? C’était l’affaire du présent II fallait savoir prendre du recul, proclamait ce homme qui était toujours entre deux incarcéra lions. L’histoire de Carthage, comme l’histoire de Rome, devait servir à comprend l’histoire des Arabes. L’Empire français disparaissait, les peuples colonisés réapparaissaient il fallait tirer parti de tout, ne rien renier, si guérir de tout complexe, et se refuser cette misérable faiblesse qui consiste à imputer ai colonisateur ses propres insuffisances,

« Ah, ces différences, c’est pour vous de l’exotisme, vous venez ici comme vous allez au zoo et vous nous trouvez bien doux, bien gentils. Mais ce qu’il faut vous dire, c’est que la différence qu’il y a entre des gens qui travaillent et des gens qui ne travaillent pas, c’est celle du mérite et de la paresse. Entre la libération de la femme et le respect de la tradition, il y a la différence entre la civilisation et la servitude. Quand je vois des sociologues venir admirer chez nous tout ce qui est à l’origine de notre affaissement, sous le prétexte qu’il ne faudrait pas nous occidentaliser, alors je me demande si l’on ne veut pas maintenir des barrières entre vous et nous.Comment aurait-on résisté à lui homme de ce calibre à l’époque ? Sautons les années. El 1965, il m’invite à venir le voir à Monastir. Je lui fais compliment du réalisme courageux dont il fait preuve à propos du conflit palestinien et de la libération de la femme. Je lui di: qu’il est le premier homme d’Etat arabe et qu’i le restera à cause de cela dans l’histoire. Il n’est pas homme à sous-estimer un compliment. Ai contraire, il le fait répéter. Il veut qu’on le développe et, au fur et à mesure, il hoche la tête d’approbation, comme s’il vous découvrait soudain bien de la lucidité. Mais enfin il n’es pas encore, à l’époque, dans cette transe narcisso-mégalomaniaque qui caractérise près que tous les chefs d’Etat. Et il est dans un forme intellectuelle exceptionnelle. Il va ton de suite placer le débat très haut. Il a le regret dit-il, d’accuser les intellectuels anticoloniales tes qui auparavant l’avaient tant aidé. Ces intellectuels encouragent, selon lui, les tentations les plus rétrogrades des peuples libérés. Il déclare que la civilisation arabo-islamique, qui été la première, en son temps, et qui a connu son âge d’or, est sans doute secouée aujouid’hui par un réveil politique mais non par un renaissance intellectuelle. Il reprend sa thèse « Si nous avons été colonisés, c’est que nous étions colonisables, c’est que notre civilisation s’est affaissée. Or, au lieu de nous aider à reconquérir l’énergie intellectuelle passée, les prétendus amis intellectuels des Arabes n’ont qu’indulgence et admiration pour leur état d’affaissement. Ils font l’éloge de nos différences!

« Je me suis battu toute ma vie, ajoutait-il, pour arracher à la pensée arabe cette volonté d’absolu et cette part de rêve qui se conjuguent pour la rendre inopérante en politique. Dans tout ce qui m’a séparé des vieux turbans, je retrouvais ce débat sur la politique, qui serait l’art du relatif et du compromis, et la religion ou la mystique qui seraient le domaine de l’absolu : le tout ou rien. Si j’avais écouté les vieux turbans, nous ne serions pas indépendants. Dans le même ordre d’idée, les Arabes ne vaincront pas Israël de cette manière. Le compromis, ce n’est pas la faiblesse. Il faut au contraire être très fort pour l’accepter ou le proposer. Mais c’est le constat que la politique est dominée par la raison, non par la foi. Et puis, s’indignait-il, tous ces gens qui me parlent de différence veulent me fabriquer au contraire des jeunes Tunisiens qui ressembleront à tous les jeunes Arabes et à tous les jeunes musulmans du monde. Or, à l’intérieur du monde arabo-musulman, l’idéal d’un jeune Tunisien, c’est d’avoir une identité propre, c’est d’être tunisien… »

Cela dit, je n’ai jamais connu d’homme plus naturellement et plus candidement émerveillé devant son propre destin. Il refaisait sans cesse le chemin parcouru. Parti d’un milieu si modeste, élevé avec tant de difficultés, emprisonné si souvent, piégé à chaque instant par des Occidentaux qu’il admirait, comment avait-il pu triompher de ses origines, de la vie, de ses ennemis ? Fallait-il en remercier Dieu ? Peut-être, si l’on voulait, mais Dieu avec un autre que Bourguiba n’aurait sans doute pas fait grand-chose. C’est cet émerveillement devant ses réussites, un peu miraculeuses à ses yeux, qu’il a voulu transformer en pédagogie permanente. Ce n’était pas seulement « les Riches Heures du duc de Carthage » qui étaient quotidiennement ressassées à la télévision, à la radio et dans les journaux. C’était aussi la vie édifiante du Bienheureux Habib, descendant d’Enée et de Hannibal, héritier d’Ahmed Bey

et de Mustapha Kemal, despote éclairé .selon Voltaire, pédagogue illuminé selon Jules Ferry, condottiere gramscien converti à un islam de vigilance pour mieux endiguer les perversions politiques de la foi.

Mais le passé de cet homme n’a pu s’imposer comme présent à des Tunisiens que l’âge rendait de moins en moins sensibles aux exploits d’un ancien combattant — fût-il suprême. Bourguiba ne s’est jamais résigné à ce que l’expérience fût rarement transmissible et que la gloire ancienne n’autorisât pas l’arbitraire. Croyant au miracle de sa destinée, il a fini par refuser l’éventualité de l’échec, de la vieillesse, de la mort même. Pour le miracle, seuls ceux qui n’ont jamais approché de chefs d’Etat (ou de très grands capitaines d’industrie) peuvent ignorer cette incapacité à se voir comme l’héritier ou le prédécesseur de quelqu’un : c’est une chose mieux partagée que le bon sens chez les princes de ce monde.

Troisième rencontre avec Bourguiba. C’était à Paris, il y a quelques années. Il venait s’y faire soigner. Je lui ai demandé pourquoi son gouvernement se laissait aller à interdire des journaux, ce qui ne se faisait jamais d’habitude. Il ne m’a pas répondu directement. Il m’a raconté, une fois encore, sa vie. A l’entendre, ce qui l’avait le plus obsédé dans son existence, c’était de créer un Etat. Ceux qui ont déjà un Etat, me disait-il, ne savent pas ce que c’est que de ne pas en avoir. Une fois que l’Etat existe avec sa force, ses institutions, ses grands commis, ses rites, bientôt ses traditions, alors on peut lui trouver bien des défauts, on peut organiser des contre-pouvoirs, on peut décentraliser, bref on peut faire de la démocratie. Mais faire précéder la constitution par le respect luxueux de toutes les règles démocratiques occidentales, c’était autoriser les dérives arabes de l’individualisme, de la division, du tribalisme, et des sectes absolutistes. La démocratie, c’est une porte ouverte par laquelle pourrait s’engouffrer le vieux Destour de son enfance – ou ses héritiers. « Vous parlez des journaux ? Mais quand vous critiquez l’Etat français, le toit ne tremble pas sur les massives colonnes du temple. Alors qu’il suffit d’un souffle pour que les roseaux qui soutiennent notre jeune Etat soient secoués. »

On voit que cet homme a eu tous les travers du grand libérateur devenu despote d’abord débonnaire, puis sénile. Il laisse pourtant entre les mains de ses héritiers une histoire et des principes qui définissent la Tunisie d’aujour­d’hui et dont une jeune démocratie à créer pourrait fort bien s’accommoder, maintenant que l’Etat a fait la preuve de sa solidité et le parti unique celle de son efficacité. Voici l’époque, en somme, où, grâce à l’héritage, les jeunes Tunisiens pourraient redevenir fiers d’un Bourguiba tel qu’en lui-même enfin l’oubli des sept dernières années le change.

13-19 novembre 1987

Jean DANIEL

 

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