Mansour Moalla : La crise (1984)

La crise (1984)

Par Mansour Moalla

La dégradation politique
Mestiri n’obtiendra que 1600 voix à Tunis, ce qui a fait « éclater » la fraude aux yeux de tous et aux yeux de tout le monde l’état de grâce était bel et bien terminé le soir du 1er novembre 1981. Quelle dégradation, une entreprise de démocratisation, de renouvellement et de changement qui a si bien commencé et qui aurait été le début du sauvetage du régime bourguibien et qui se termine par un si énorme fiasco. On a réussi à faire adhérer l’ensemble des courants politiques, à part les islamistes, ainsi que les syndicats à la nouvelle orientation et puis tout tombe à l’eau. Mzali et le Gouvernement en sortent discrédités ? Le Premier ministre aurait du gouvernée. Il a accepté l’humiliation et s’est accroché au pouvoir mais il ne parviendra qu’à retarder l’échéance fatale, son échec définitif.
La Crise economique
Mais on ne veut guère voir qu’en même temps, une crise est en préparation avec une consommation globale augmentant de 8 à 10% pour les deux années, un emballement de la demande du fait d’une dépense budgétaire qui augmente de 21 et 25% et des salaires de 20%.
A l’automne 1982, avant de partir pour les Etats-Unis assister à la réunion annuelle du FMI et de la banque Mondiale à Washington, je suis reçu en audience par Bourguiba qui me questionne sur la situation économique générale du pays. Je lui expose l’évolution des trois dernières années et l’urgence d’un redressement en 1983 qui pourrait mieux aboutir s’il pouvait bénéficier de son adhésion et de ses encouragements. J’informe de notre conversation le premier ministre Mzali qui, sur le moment, n’a pas paru lui prêter une grande attention. Il a été interpellé par Bourguiba en mon absence et je le trouve, à mon retour, « fâché » de la communication faite au président estimant qu’il ne faut ni déranger le Président ni l’effrayer.
Je rencontre donc à Washington les dirigeants du fonds Monétaire International et à leur tête Jaques de la Rozière qui a été mon camarade de l’ENA et mon prédécesseur à la Préfecture de la Nièvre comme stagiaire et cette école. On examine ensemble la situation économique du pays, les mesures qu’on entend prendre dès 1983 pour amorcer le redressement et la révision du Plan que nous comptons entreprendre en 1983. Je lui suggère d’étoffer la mission que le FMI envoie chaque année à Tunis pour examiner la situation économique, mission avec qui nous pourrions discuter le contenu de cette révision pour en faire un document agrée par la Tunisie et le FMI qui nous permettra d’obtenir auprès de nos partenaires financiers, gouvernements et institutions financières permettre de mener à bien un « auto-ajustement » préventif nous évitant le recours officiel au FMI, la « conditionnalité » qui accompagne son intervention et la perte de face qui peut s’en suivre pour les autorités tunisiennes. Le FMI agira dans ce cas comme conseiller et médecin au lieu d’agir, en cas de crise grave, comme juge critiquant la gestion du pays et comme pompier pour éteindre l’incendie.
J’obtiens l’accord du FMI sur ce dispositif, De Larozière restant cependant sceptique sur sa réalisation me disant précisément que l’expérience montre que les gouvernements préfèrent atteindre la crise profonde avant de demander l’intervention du FMI qui leur servira de bouc émissaire pour imposer une « conditionnalité » qu’ils sont incapables d’imposer par eux-mêmes et reconnaître ainsi leur incompétence. Toutefois, il accepte d’appuyer mon initiative en espérant que le cas tunisien pourra réussir et faire école.
Malheureusement, son scepticisme était fondé. Ma tentative d’opérer ainsi « préventivement » ne rencontrera aucun succès auprès de Mzali et des autres ministres, tentative qu’ils considèrent comme une intervention inadmissible dans les affaires intérieures de la Tunisie.
Pendant ce court laps de temps « printanier », nous étions quelques-uns à tenter d’instaurer une information moins « laudative », moins « langue de bois » pour ne pas aller vers des crises politiques et sociales aussi désastreuses. Tahar Belkhodja, alors Ministre de l’Information, était, contrairement à ce qu’on pouvait attendre d’un ancien ministre de l’Intérieur, pouvant avoir à restreindre la liberté d’expression ou même à la réprimer, convaincu de cette orientation, a beaucoup fait pour la concrétiser. Je n’étais pas étonné outre mesure de la position de mon collègue ayant été frappé par le fait que parmi les ministres ayant été chargés du portefeuille de l’Intérieur, les plus notables d’entre eux, Mestiri, Caïd Essebsi et Tahar Belkhodja, ont tous les trois milité chacun à sa manière, pour la démocratisation du régime et la liberté d’expression… ayant été convaincus que l’autoritarisme et la fermeture, qu’ils ont « touchés » de plus près, ne peuvent que mener aux convulsions sociales.
Tahar Belkhodja m’a beaucoup « utilisé » pour mener sa politique de libéralisation de l’information. On a organisé ainsi ensemble un certain nombre de débats contradictoires à la Télévision auxquels étaient invités des représentants des diverses tendances de l’opinion : partis politiques, syndicats, journalistes, universitaires etc… et qui étaient ouverts à la participation et au questionnement des auditeurs. Ces débats ont agréablement surpris le public et j’en ai reçu de nombreux témoignages à l’époque. J’en retrouve l’écho dans des extraits de la presse de janvier 1982 conservés dans mes archives.
J’ai déjà évoqué le problème de la Caisse de Compensation et ses effets négatifs, aussi bien au point de vue financier qu’au point de vue économique et aussi au point de vue politique, son maintien et l’aggravation de ses effets pouvant entraîner des révoltes et des soubresauts si elle vient à être supprimée brutalement, sans discernement. Je reprends la question au cours de l’un de ces débats télévisés que je viens d’évoque en soulignant la nécessité d’une résorption progressive des dépenses de la Caisse, préparant ainsi l’opinion à une révision des prix subventionnées sur une période de dix ans, durée égale à celle vécue jusque là par ce mécanisme de la compensation, les dix ans s’étalant sur les – VI Plan – en cours et le VII Plan de 1986 à 1991.
Visiblement, malgré l’option décidée du VI Plan que j’ai essayé d’expliciter au cours du débat, Mzali défendait sa popularité en laissant croire à l’opinion qu’il s’opposait à une révision progressive des prix. Comment fonctionner ainsi un Premier Ministre aussi impulsif ?
Quelque temps auparavant, des émeutes ont éclaté en Egypte et au Maroc, les autorités de ces pays ayant décidé une hausse brutale des prix des produits dits de première nécessité. De toutes parts, des conseils furent prodigués à Mzali pour le faire renoncer à ce « saut » dans l’inconnu. Son Ministre de l’économie, Lasram, s’est enfin rendu compte que le Premier Ministre dérapait dangeureusement et il quitte le gouvernement. Qu’à cela ne tienne, Mzali fonce et veut prouver que, lui, réussira là où d’autres ont échoué parce que le « peuple » l’aime. Et l’inévitable se produira comme au Caire et à Casablanca : des émeutes, une répression sanglante, encore un mois de janvier de mort. Bourguiba est contraint d’annuler la décision ayant provoqué le doublement du prix du pain, discréditant une deuxième fois son Premier ministre, la première ayant déjà lieu en novembre 1981 avec les élections trafiquées.
Que me veut le Président pour me « convoquer » ? A quel sujet ? Réforme Fiscale ? Va-t-il me parler des « projets pirates » ? J’avais appelé ainsi les projets mal ou pas du tout étudiés, improvisés, qu’on voulait, dans la hâte et la précipitation inclure dans le budget. Les projets venaient surtout de la part de collègues du gouvernement candidats à la succession de Bourguiba et qui croient devoir à tout prix plaire à ce dernier en pratiquant ainsi une sorte de « courtisanerie budgétaire ». Je me suis donc heurté à ce sujet avec Sayeh, alors ministre de l’équipement, qui ne tenait aucun compte des limitations du budget et faisait faire aux entreprises en charge de la construction de barrages dans le Nord de la Tunisie des travaux en dépassement anormal des crédits qui sont affectés à ces ouvrages. Sournoisement, il évoque ces « dépassements » au cours d’un conseil de ministres présidé par Bourguiba et il demande des crédits supplémentaires pour « couvrir » ces dépassements.
…En outre, Sayeh réclame en même temps, toujours pour plaire au Président, des crédits pour exécuter des travaux routiers autour de la ville de Ksar Helal où l’on doit célébrer le 50ème anniversaire du parti ainsi que des crédits pour démarrer les travaux « d’aménagement » de la place historique de Bab Souika. Je m’oppose à cette improvisation à répétition.
…Et c’est là que j’ai nettement parlé de « projets pirates » en priant les collègues de ne pas chaque fois faire état de l’autorité du Président pour nous forcer la main et perturber la gestion budgétaire. D’ailleurs ajoutai-je, j’ai parlé de cette catégorie de projets au Président et j’ai évoqué le cas de la voie ferrée et du train qui doivent relier, sur une vingtaine de kilomètres, la ville de Sousse à celle de Monastir, projet improvisé par Mansour Skhiri, pour plaire à Bourguiba et à Monastir. Projet improvisé, sans étude préalable et qui ne présente aucune rentabilité. En outre, il ne rendra pas de grands services, ne transportant que les voyageurs. Peut-être qu’une autoroute se révélerait préférable, elle rendra plus de servies, transportera voyageurs et marchandises, en tout cas une alternative à étudier. Le Président s’est rendu à mon argument et a même précisé qu’il veillera à une meilleure approche de l’examen des projets, à l’étude de leur rentabilité et de leur financement ayant fait « Science Po » à Paris et connaissant bien toutes les règles du Budget. Mais le projet se réalisera, Mzali, Skhiri et d’autres affirmant au Président qu’on fera le nécessaire pour trouver le financement. Il coûtera trois fois la somme avancé au départ et coûtera son poste au président directeur général des chemins de fer tunisien qui a déclaré son opposition au projet.
…Ben Salah qu’une jeunesse enthousiaste a suivi, emporté par ses discours sarcastiques et remuants et qu’une ambition démesurée a conduit à l’extrémisme destructeur qui a fait échouer ses efforts prodigieux pour rénover l’économie et la société tunisienne et qui a brisé trop tôt une carrière et un homme qui, avec moins d’arrogance et plus de rationalité, aurait pu mieux servir son pays et sa propre personne.
Mzali enfin, professeur de philosophie mais qui, devant « l’appétit » du pouvoir, perdra toute la sagesse qu’un philosophe est censé détenir et se lancera à corps perdu dans un populisme de mauvais alors qui le conduira, étant donné les impasses rencontrés, à emprisonner des syndicalistes après les avoir courtisés, à doubler, du jour au lendemain, le prix du pain, après avoir refusé de le faire sur 10 ans, à entrer en conflit avec la Lybie et Gueddafi après avoir réussi à conduire ce dernier au Palais de Carthage pour « restituer » « l’original » de la déclaration de Jerba sur l’«Union-Fusion» signée par Bourguiba avec le leader lybien à l’Ulysse Palace : pourtant lui aussi, comme Nouira, comme Ben Salah, représenté au début une attente et un espoir vite gaspillés et perdus.
…L’année 1984 commence dans le drame. Pris par une subite envie de trop bien faire et croyant pouvoir faire le « zorro » en matière économique, pensant pouvoir commander l’évolution économique en donnant des ordres comme à une armée, Mzali va mettre le feu aux poudres en se convertissant brusquement et de manière désordonnée à la « vérité des prix » après l’avoir tournée en dérision à plusieurs reprises comme étant le fait de techniciens et de bureaucrates bornés et sans attache avec le peuple. Aussi annonce-t-il le 19 septembre 1983 la décision du gouvernement de supprimer, à la fin de l’année, « la compensation » c’est-à-dire la subvention budgétaire pour les produits céréaliers et notamment le pain.
…La rue a fait reculer Bourguiba pour la première fois. Il maintient cependant Mzali dans ses fonctions et va même jusqu’à destituer Guiga et à le faire condamner pour haute trahison, l’intéressé ayant pendant la folle journée du 6 janvier, fait dire au Premier ministre qu’il devrait normalement démissionner après avoir déclenché le drame. Non seulement Mzali ne démissionne pas mais il va au contraire s’accrocher au pouvoir, malgré la perte de face, d’autorité et de dignité et ne sera plus à même, ainsi isolé et affaibli, de résoudre les graves problèmes auxquelles il va être désormais confronté.
…La dette extérieure augmente dangereusement, le taux d’endettement se fixant à 50,9%, taux jamais jusque là et le service de la dette dépassée les 20%.
…La scène politique se dégrade au point qu’à peine le congrès du Parti (19 juin 1986) achevé, Mzali est révoqué le 8 juillet et un nouveau premier ministre, un fonctionnaire, est nommé à sa place pour restaurer une situation économique dont la détérioration était visible dès le premier semestre de l’année 1986, les avoirs en devises étant devenus négatifs et la cessation de paiements risquant de devenir imminente.
…En toile de fond le pays à la dérive. Se sentant menacé, Mzali s’enfuit et quitte le pays clandestinement. De l’extérieur, il contribue à la dégradation de l’image de marque de la Tunisie en attaquant un régime dont il est un pur produit et un Président qu’il a docilement servi depuis toujours. Sur ce, s’ouvre la crise du régime est installée et le changement interviendra peu après. Bourguiba est écarté et une nouvelle période de l’histoire de la Tunisie indépendance commence.

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