Le stratège prophétique (Le Monde 9 novembre)

LE MONDE 9 Nov. 1987

Le stratège prophétique-LE MONDE 9 Nov 1987

 

De ce grand artiste de la politique qui a suscité un Etat et inventé un nouveau type de relations entre des peuples voués aux affrontements violents par l’histoire coloniale, deux scènes résument son style et son tempérament.

Voici Habib Bourguiba entouré, dans sa villa de Carthage, d’un groupe de journalistes étrangers, en majorité français. L’un d’eux, se dévouant pour les autres, demande pourquoi le Combattant suprême paraît faire peu de cas des conseils de collaborateurs compétents et semble prendre seul les décisions.

Le président darde sur l’imprudent son fameux regard couleur de mer à l’aurore. Mes collaborateurs ? Je voudrais bien entendrai d’eux an critiques. Mais Ils ne me font Jamais une objection. Ils approuvent toujours. Ils ne m’offrent aucune contradiction. Us s’Inclinent… » Le leader a l’air indigné et nostalgique à la fois. Un bref silence, puis, soudain, se reprenant : « Mais, après tout, quand on a la chance d’avoir un Bourguiba, pourquoi le contredire.

Quelques années plus tard, Habib Bourguiba regarde la foule rassemblée sur une place de Tunis pour l’entendre. Il est midi, ce 15 mars 1964, pendant le mois de ramadan, celui de jeûne prescrit entre le lever et le coucher du soleil par la religion musulmane. Il prend un verre, y verse de l’orangeade et boit lentement, le regard magnétique fixé sur son peuple étonné. Il sait qu’il prend un risque, car les conservateurs restent nombreux. Mais, par ce geste de défi à la tradition, il veut dramatiser une libération.

La vie de Bourguiba, c’est en quelque sorte la légende dorée de l’ascension d’une classe sociale, ou, plus précisément, d’une classe culturelle, celle de la petite bourgeoisie terrienne en voie d’urbanisation et d’occidentalisation.

Un demi-siècle de vie publique qui voit à la fois l’homme et son milieu passer d’un demi-sommeil de terriens colonisés, progressant par timides percées vers la modernisation et l’autonomie, à un statut d’indépendance et de développement original, axés sur une administration de type occidental et des relations déjà modernes entre l’Etat et la religion, la campagne et la ville, l’individu et le pouvoir.

Il est né le 3 août 1903 à Monastir d’une famille d’origine paysanne, que son père, officié dans la petite armée beylicale, avait déjà réorientée vers le service public et la société urbaine. On ne peut mieux résumer sa jeunesse qu’il ne l’a fait lui-même devant ses juges de 1938 ; « J’ai été élève au collège Sadiki depuis 1913, puis au lycée Carnot d’octobre 1921 à juin 1924. Je suis allé à la faculté de droit de Paris de novembre 1924 à juillet 1927. Puis je me suis établi en Tunisie… »

A Paris, où il arriva pour assister au transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, il fut un honorable étudiant à l’Ecole des sciences politiques et à la faculté de droit, l’intéressa à la neurologie, fréquenta les organisations de gauche (comme Ho Chi Minh sept ans plus tôt), connut sa femme Mathilde, en eut un fils, amorçant une coexistence mouvementée mais le plus souvent cordiale avec la France et sa civilisation. Rentrant en Tunisie – d’où il était parti déjà acquis au parti nationaliste, le Destour (Constitution), – il fut atterré par le décalage entre les principes de la démocratie française, qu’il avait vue fonctionner à Paris, et la pratique politique et sociale en Tunisie. Il resserra ses liens avec les nationalistes tunisiens,  publia  des articles dans la Voix des Tunisiens et  l’Action tunisienne,  ouvrit  un cabinet d’avocat où il plaida pour les exploités et, en 1934, provoqua au sein du parti destourien une scission qui aboutit à la création du Néo-Destour, plus moderne, plus populaire, moins bourgeois, plus terrien, que l’ancienne  formation. Il  en devint le secrétaire général.

Le prisonnier

Six mois plus tard, le résident général Peyrouton l’envoie en résidence surveillée dans le lointain poste pré-saharien de Bordj-Leboeuf, où il reste jusqu’à l’arrivée au pouvoir à Paris du gouvernement de Front populaire de Léon Blum, dont l’un des collaborateurs les plus proches, Charles-André Julien, secrétaire général du Haut Comité méditerranéen, ne se contente pas de le libérer mais  l’invite a  Paris pour amorcer  des  conversations  qui devaient  tourner court.  En avril 1938, des  émeutes déclenchées à Tuais provoquèrent l’arrestation et un nouvel emprisonnement d’Habib Bourguiba, très long celui-là, puisqu’il devait durer jusqu’à la libération du leader, que l’on appelait déjà le Combattant suprême (Moudjahid  el-Akhbar), par les occupants allemands en décembre 1942. L’Axe tente d’utiliser Bourguiba contre la France : réception à Rome, offres diverses,  promesses d’émancipation. Contrairement à une légende qui a longtemps couru, le chef du Néo-Destour résista à la tentation et, comme il avait réussi à le faire de sa prison, incita ses compagnons à refuser toute collaboration avec l’Axe.

La France de la Libération ne devait pas lui en être reconnaissante. C’est après avoir été rudement rabroué par les nouveaux services du protectorat qu’il partit clandestinement, au  printemps   1945,  pour l’Egypte. II est peu de dire que le dix-huit mois qu’il passa en Orient le déçurent. Il s’y sentit plus étranger qu’à Paris et plus pauvre qu’à Tunis. On le retrouve en 1947 aux Etats-Unis, puis en 1950 à Paris, où le nouveau « patron » du Quai d’Orsay, Robert Schuman, est favorable à une politique évolutionniste en Afrique du Nord, si favorable même qu’il lui arrive un jour, à Thionville,  de  parler  d’« indépendance » tunisienne.

Habib Bourguiba tente de saisir l’occasion, ne fait pas obstacle à la formation d’un gouvernement à participation destourienne, dont celui qui est alors son lieutenant et son ami, Salah Ben Youssef, est le véritable animateur. Mais, le 15 septembre 1951, ce cabinet, dont l’objectif majeur consiste à négocier un statut nouveau avec la France, se voit brutalement  rappelé  aux  réalités du rapport des forces par le gouvernement René Mayer : on ne touchera pas su  protectorat.  Bourguiba se voit joué, entre en transe, regagne précipitamment Tunis et déclenche une campagne d’agitation qui tourne au drame en janvier 1952. Le fondateur du Néo-Destour est arrêté pour la troisième fois, envoyé en résidence forcée à Tabarka, puis à 1’î1e de la Galite, au large de Bizerte, puis à Groix, à Montargis, et enfin au château  La Ferté, à Amilly. Chacune de ces étapes marque une phase de la détérioration en Tunisie et rappelle l’urgence d’une négociation sérieuse avec les représentants du peuple tunisien.

Autonomie intente et indépendance

Le 31 juillet 1954, Pierre Mondes France, président du conseil, atterrit impromptu à Tunis, et, devant le bey, à Carthage, affirme solennellement que le France est prête à tenir ses promesses d’émancipation de la Tunisie. Dès lors s’amorce une Ion-Rue négociation dans laquelle Bour joue le rôle de caution et «où-vent d’inspirateur. D’autant qu’il trouve en M. Edgar Faure, président du conseil âpre» Mondes France, un interlocuteur lui aussi ouvert à ses idées. Signées le 22 avril 1955. les conventions franco-tunisiennes reconnaissent l’autonomie interne de la Tunisie. Le 1er juin 1955, Habib Bourguiba rentre en triomphateur à Tunis : sitôt débarqué du Ville-d’Alger, il enfourche un cheval blanc, et c’est comme un héros des hautes époque* de l’arabisme qu’il franchit les remparts de Tunis : ainsi (ayant pris en secret durant un mois, grâce à M. Edgar Faure, quelques leçons d’équitation) donna-t-il à ton retour le style épique et légendaire qui seyait à son personnage « quelque peu fabuleux», pour répondre une formule que Charles de Gaulle s’appliquait volontiers à lui-même.

Bourguiba assurait qu’il avait alors hésité entre le rôle de Gandhi et celui de Nehru : le double ne dura pas ; il se saisit vite de la direction du gouvernement, puis, après la reconnaissance par la France de l’indépendance tunisienne, en mars 1956, et, après l’éviction de la dynastie beylicale, de la présidence de la République (1957). Cette reconnaissance de « légitimité » – à propos de Bourguiba, le langage et les formules du gaullisme reviennent comme par enchantement – n’alla pas sans une très violente crise provoquée par son rival et ancien lieutenant Salah Ben Youssef, qui tenu pendant plus d’un an (1955-1956) d’empêcher l’application des conventions franco-tunisiennes et (‘efforça d’arracher le « leadership » dm Néo-Destour et du nouvel Etat à Bourguiba, an nom de (Intégrisme nationaliste et de l’arabo-islamisme. Vaincu, Ben Youssef dut s’enfuir en Europe : sa « liquidation », pendant l’été 1961, a été à juste titre attribué à de proches collaborateurs du Combattant suprême – épisode qui est l’un des plus troubles de la carrière d’un leader qui, pour l’essentiel, aura respecté ses adversaires et peu aimé la violence physique.

Pendant les cinq premières années de ce que l’on peut appeler son «règne», tant le style de son pouvoir fut monarchique, Habib Bourguiba s’employa avant tout à bâtir un Etat, à moderniser les mœurs et à laïciser la vie publique. En juillet 1961, il se crut assez fort pour arracher au général de Gaulle l’évacuation de Bizerte, dernier fragment du territoire contrôlé par la France : la brutale réaction du fondateur de la Ve République lui apprit de la plus cruelle façon qu’il avait confondu le général de Gaulle et Laniel – épisode qui entraina la mort de milliers de Tunisiens et ne servit la mémoire d’aucun des deux hommes. La réconciliation obtenue moins à un an plus tard fut remise en question par une nouvelle initiative du Combattant suprême, nationalisant les terres possédées par des français moins de six mois après la signature d’un accord stabilisant en apparence la situation. Cette fois, la colère du chef de l’Etat français prit des proportions qui allaient interdire pendant des années la reprise, entre les deux pays, des relations qu’imposaient les intérêts réciproques.

Mais déjà Habib Bourguiba avait engagé la Tunisie dans l’expérience d’un socialisme très spécifique, surgi tout armé du cerveau d’un théoricien de grande valeur, le syndicaliste Ahmed Ben Salah, qui fut pendant plus de six ans le véritable « dictateur » de l’économie tunisienne, aggravant de son propre autoritarisme celui du chef de l’Etat. Le leader rejeta brusquement, en 1969, l’homme qu’il avait investi de son autorité, faisant la « part du feu » dans un style où l’on put entendre quelques échos de celui des épurations de Moscou. Mais l’inspirateur du « socialisme destourien » devait survivre à sa disgrâce après un procès où la bonne grâce naturelle aux Tunisiens retrouva enfin les droits. Son évasion, quelques mois plus tard, lui permit de s’imposer, d’un exil à l’autre, comme une sorte de chef de l’opposition.

Apres deux très graves alertes de santé – en 1967, une double crise cardiaque ; en 1968, une hépatite virale qui l’avait apparemment condamné, – M. Bourguiba réorienta son régime, confié à un financier très classique, Hédi Nouira, promu premier ministre en octobre 1970, et restituant quelques droits au débat et à la critique collective. Mais les habitudes étaient tellement enracinées…

Tentation de l’Orient

Un des diplomates anglo-exons les mieux informés du monde musulman disait à son sujet : « Je n’ai jamais vu hors de France un homme si proche de la France. Je n’ai Jamais vu, dans le monde arabe, un homme si différent des Arabes… »

La France, Bourguiba la connaissait bien et lui demeura attaché intellectuellement. Quand il voulait vanter tel ou tel de ses discours, de ses initiatives, il disait que c’était «cartésien». Mais tant de crises et de malentendus sont survenus depuis plus de trente ans – où il eut sa large part de responsabilités – qu’il finit par prendre ses distances et cessa de te situer par rapport à la France. D’aucune autre nation, sinon des Etats-Unis, il ne souhaita autant rester l’ami.

Mais la francophilie de Bourguiba n’était plus à toute épreuve. Son univers intellectuel restait ouvert sur la France, le Monde était le journal qu’il lisait avec le plut d’attention, ses plaisanteries gardaient un parfum de quartier Latin, plusieurs de ses amis les plus chers étaient à Paris, mais sa politique n’était autre que tunisienne, non plus fondée sur l’axe Tunis-paris mais sur le complexe Maghreb-Europe, avec un grand  souci d’alliance américaine et une moindre préoccupation de ne pas se couper du monde arabe d’Orient.

De son long séjour au cœur du monde arabe, il avait gardé un souvenir maussade. Ce grand orateur savait jouer la comédie des mots. Mais il voulait qu’elle se rattache à des réalités. Ce qu’il n’a pas supporté, au Proche-Orient, c’est la contradiction entre les paroles et l’action.

Je le vois encore me racontant une réunion de la Ligue arabe, mimant la scène avec son extraordinaire talent de comédien : il évoquait un cercle de gens simulant la piété, la fraternité, les émotions les plus pures – et, soudain, glissant de l’un a l’autre : « Et celui-là, quand s’en débarrasse-t-on ? Qui se charge de le liquider ? »

Le 11 mars 1965, quatre-vingt journalistes rassemblés à Beyrouth l’affrontaient. Ils étaient venus pour le contredire, l’humilier, le démasquer comme « traître à la nation arabe ». Ne parlait-il pas de solution pacifique en Palestine ? Il fit face, menton haut, regard flamboyant :

« On peut continuer à droguer les masses avec des slogans provocateurs et des promesses sans lendemain. Mais du train où vont les choses depuis dix-sept ans. Les Arabes n’ont pas avancé d’un pouce. Il est temps de renoncer à la démagogie. La guerre avec Israël est impossible. Les grandes puissances, garantes de l’Etat Juif, nous en empêcheraient. Je propose une solution sans vainqueur ni vaincu – car, ne l’oublions pas, nous sommes actuellement en position de vaincus… »

Courageux, bon stratège politique, Habib Bourguiba fut souvent mauvais tacticien. Il voyait loin. De près, il apercevait moins les obstacles et butait contre eux. Décidé à tout braver pour ramener les Arabes du domaine de la mystique et de l’éloquence à celui de la politique et de la raison, il dessina une grande manœuvre consistant à leur donner pour arme juridique contre Israël les accords de partage de 1948, à les ramener du côté du droit, à renverser la vapeur face à l’opinion mondiale. La pensée ample et audacieuse s’enveloppait de mots dangereux, voire maladroits : « N’oublions pas que nous sommes des vaincus… » Un mot qu’il répéta trop fort en 1967, après la guerre de six jours.

Mais, au-delà des imprudences verbales, il y avait là une réflexion et une perspective qui firent de lui le précurseur, en ce domaine, d’Anouar El Sadate.

L’un des paradoxes de cette vie multiple et scintillante est que ce Tunisien si peu enclin aux délires d’un certain arabisme ne soit trouvé, un certain jour de 1974, en train de signer, aux cotés du leader qui était en tous points son antithèse, Mouammar El Kadhafi, un traité confondant leur deux pays dans une même entité arabo-islamique. Geste qu’il ne considérait plus, quelques jours plus tard, que comme un moment d’égarement passager dans le site délicieux de Djerba, l’île des Lotophages : il avait suffi du retour précipité de sa seconde épouse, Wassila, et de son premier ministre, Hedi Nouira, pour qu’il cesse de considérer cette Tunisie qu’il avait émancipée, recréée et unie, comme le petit cap nord-ouest de la grande Libye.

La politique et le tribun

II y avait deux hommes en lui. D’abord un réaliste méditerranéen, de ceux qui ont fait les lois de la cité grecque, fondé les comptoirs phéniciens et bâti l’Empire romain. C’était l’inventeur du «bourguibisme», de l’adaptation des fins aux moyens. « Quand je dois faire passer une armoire par une porte trop petite. Je préfère démonter l’armoire que démolir le mur ». Telle était une formule favorite. Il a démonté l’armoire tunisienne face au mur du colonialisme français, face à certaines perversions du panarabisme. Il disait aussi : « Pour un compromis, il faut être très solide, très fort, beaucoup plus fort que pour être Intransigeant. N’importe qui peut être intransigeant. C’est le compromis qui est difficile. »

Mais ce réaliste, qui savait qu’on ne bâtit pas Rome en un jour, était en même temps un tribun qui faisait vibrer la foule du forum, un orateur inspiré dont l’éloquence, parfois, bousculait la raison et qui se laissait souvent porter par son propre chant au-delà de ce qu’il avait prévu et voulu. Cet homme d’Etat, dont l’apport à l’histoire contemporaine des Arabes restera probablement d’avoir substitué la politique à la prophétie, pouvait à l’occasion se muer en prophète, en muezzin, et chanter alors d’une voix si vibrante que sa propre éloquence se substituait a la fin politique.

Il s’emportait, l’oubliait parfois, et se retrouvait prisonnier de mots qu’il n’avait pas prémédités. Et comme, à la différence des autres leaders arabes, il ne voulait pas laisser se créer trop d’écart entre les phrases et les gestes, il était entraîné dans une aventure : ce fut l’affaire de Bizerte, l’opération palestinienne, la nationalisation des terres des colons…

Il restait alors au réaliste à corriger les excès du prophète : ce qu’il avait fait après Bizerte en tendant la main, six semaines après le drame, à un de Gaulle bien peu compréhensif. Ce qu’il pouvait faire à l’occasion avec Nasser. Mais les mots lancés par le prophète restaient dans la panoplie de l’homme d’Etat

Mais, pour voir loin et ne pas courir le risque que les paroles prophétiques sombrent dans l’oubli, il ne fallait pas être seul. Il fallait avoir construit un système qui puisse résister à sa mort. Bourguiba n’était pas seul, parce qu’il avait construit le seul parti vraiment cohérent du monde arabe, le Néo-Destour, devenu en 1964 le parti socialiste destourien. En trente ans, cette arme de combat contre la prépondérance française s’est transformée en organisme de gouvernement et a survécu à des épreuves qui ont détruit ou divisé le Wafd égyptien, le Baath syrien, le F.L.N. algérien, l’Istiqlal marocain – non sans subir la sclérose bureaucratique.

Ce qui le faisait agir…

Son art politique, Bourguiba le tenait à la fois de ses origines modestes, qui l’ont forcé à travailler durement pour conquérir ses diplômes d’avocat, de son séjour à Paris, où il a été un élève appliqué de l’Ecole des sciences politiques, de ses débats tumultueux avec les autorités du protectorat français après son retour dans son pays, où il subit le choc provoqué par la différence entre les idées libérales acquises à Paris et les amères réalités coloniales. Il le devait surtout à son expérience de fondateur, puis de leader du parti, à ses séjours en prison, où il médita profondément, à ses interminables négociations avec quelques-uns des hommes d’Etat et des diplomates français les plus compétents, de Mondes France à Edgar Faure et de Roger Seydoux à Georges Corse, à d’innombrables contacts internationaux, de Washington à New-Delhi.

Qu’est-ce qui le faisait agir ? Trois raisons au moins : la volonté de donner à la Tunisie une assise solide, compte tenu de son petit territoire et de ses faibles ressources ; la passion de sa propre gloire ; le souci de tirer du dénuement plus de 50 % de citoyens d’un peuple dont il se croyait le père.

Parce que la Tunisie est petite et pauvre, il pensa qu’il lui fallait élever la voix, s’agiter, multiplier les démarches pour qu’on la prenne au sérieux et qu’elle s’impose comme le pays le mieux administré d’Afrique, comme le trait d’union entre l’Orient et l’Occident, comme l’Etat pilote du Maghreb.

Mais s’il aima passionnément la Tunisie, et s’affaira à la grandir, il goûtait aussi son propre personnage. Il voulait être admiré à la fois pour l’éclat de son talent et pour sa sagesse, comme tribun et comme négociateur. Il savait qu’il n’aurait jamais la puissance réelle que donne seule la production d’acier ou d’armes modernes. Mais il voulait se poser en modèle du leader oriental pénétré de rationalisme occidental, comme le champion du nationalisme qui a su dominer le chauvinisme, comme le musulman qui a su faire prévaloir les préoccupations économiques sur le dogmatisme religieux

Il était venu tard à la conscience des questions économiques. Il continuait à les connaître mal. Mais pour critiquables que fussent les dépenses engagées dans les palais qu’il édifia, de Carthage à Monastir, il était sincère quand il plaidait pour l’égalité sociale et pour le développement de la production. Juriste et politique, il a su découvrir un nouveau champ d’action aux approches de la soixantaine ; c’est à son honneur, bien qu’il soit resté moins habite et moins ferme que dans les débats diplomatiques.

Au printemps de 1969, à l’occasion du treizième anniversaire de l’accession du pays à l’indépendance, je demandais au président tunisien quels étaient, selon lui, les apports principaux de son régime et de sa propre politique :

« II y a, répondit-il, beaucoup de choses formidables. La plus importante, qui durera, qui se perpétuera après moi, c’est l’Etat tunisien, qui n’avait Jamais existé. Certes, la Tunisie était beaucoup plus cohérente que d’autres pays du Maghreb. Les cadres étatiques existaient depuis très longtemps. Mais des siècles de décadence, de misère, créant le nomadisme, effritaient les villages, les hommes, faisaient d’eux ce qu’un publiciste français. Il y a cinquante ans, appelait «une poussière d’individus », que j’ai commencé à réunir, en lui parlant son propre langage…

« … Malt il s’agit maintenant de foin entrer cela dont l’inconscient. C’est cela qui nu tracasse… Le vieux démon de  la pagaille, de la division, de l’individualisme, de l’anarchisme, du tribalisme, reprend force. Il faut arrêter ça. On a commencé par l’école, par le parti, les syndicats…

« Nos paysans s’habituent à ne pat voir leurs seuls intérêts égoïstes, antagonistes. Cela élève le niveau moral de se sentir solidaire, pour le meilleur et pour le pire. Ce sens de la collectivité, voilà ce que je considère comme notre acquis essentiel.»

Eclatante, mouvementée, sa carrière comporte pourtant des échecs importants, surtout cet dernières années où, «pré» avoir accepté du bout des lèvres une ouverture politique du régime, que prônait le successeur de Nouira, M. Mohammed Mzali, a fit marche arrière et devint littéralement obsédé par le développement de l’intégrisme comme il l’avait été par le syndicalisme, n’ayant de cesse de mettre hors jeu le chef de la centrale de l’UGTT, Habib Achour, fût-ce par des moyens forts peu réguliers.

La disgrâce de Mzali, en juillet 1984 et, peu après, la «répudiation» de Wassila ben Ammar, devaient définitivement compromettre la fin du, règne bourguibien, entaché depuis longtemps déjà par les jeux de cour du Palais de Carthage, les disgrâces aussi rapides que les promotions, les émeutes de la faim de janvier 1984, dont on ignore encore aujourd’hui le nombre de victimes.

Ses adversaires n’étaient pas seuls à regretter de voir cet homme malade et imprévisible s’accrocher au pouvoir, à estimer que ce dernier était trop dictatorial, trop centralisé en tout cas, qu’il étouffait les initiatives et ne laissait pas se développer la discussion, qu’il exerçait véritablement le pouvoir personnel. On disait aussi que son ouverture aux questions sociales et économiques n’allait pas au-delà d’un fraternalisme encore trop conservateur, bourgeois et peu démocratique, sans possibilité de vrai débat.

Mais les « bourguibistes » ripostaient que son éclatante personnalité a haussé la Tunisie sur un plan international très supérieur à celui que permettaient normalement ses faibles ressources, que son intelligence a donné à sa patrie le rôle de nation pilote dans la recherche d’une civilisation arabo-musuhnane adaptée an monde moderne, et que, grâce à la fondation et à la consolidation progressive du parti destourien. La Tunisie disposé des cadre» et de la discipline qui en font l’un des pays les mieux administrés du tien-monde, sinon k mieux armé pour résoudre k problème de la succession.

Tout cela était peut-être vrai il y a quelques années. Force est de constater que par son obstination Bourguiba a gravement compromis son propre héritage.

Jean LACOUTURE

Quand M. Bourguiba voyait juste

Par une sorte d« vision prémonitoire. M. Habib Bourguiba avait décrit l’état de déchéance dans lequel il allait progressivement tomber. Lors de la promulgation de la Constitution, le 1er juin 1959, il expliquait pourquoi le Coran ne pouvait servir d« constitution à un Etat moderne, puis, décrivant ce qui s’était passé du temps des premiers califes, il ajoutait : « Tout dépendait des attitudes personnelles et des qualités morales des responsables». Les seules limites de leur pouvoir découlaient des prescriptions de la religion. Cela pour la compétence. Pour la durée, ils étaient investis à vie. Seule la mort mettait fin à leur mandat. Ils pouvaient vieillir, devenir incapable d’assumer le pouvoir et tomber sous la coupe d’un entourage de courtisans et de créatures. C’était l’impasse, sans aucun moyen d’en sortir. La curée s’organisait. »

En 1974, M. Bourguiba était élu c président à vie »…

 

 

 

 

Laisser un commentaire

cinq × 4 =