Bourguiba aux destouriens en France

Lettre de Bourguiba aux militants destouriens en France

Tunis (prison militaire), le 4 juillet 1938

Mes très chers amis,

J’ai lu votre lettre à M. Noômane, votre article sur la « Patrie Humaine » et votre entrefilet sur « La Flèche ». Du fond du cœur, merci. Merci pour n’avoir pas douté de moi, de ma sincérité, de ma loyauté à un moment où certains de mes amis faisaient semblant de croire aux calomnies dont on cherchait à m’accabler. Merci de vous être porté, garant de ma loyauté vis-à-vis de la France. Les S.F.I.O. de Tunisie commencent d’ailleurs à se rendre compte qu’ils avaient été les dupes d’une odieuse mystification et semblent regretter leur accusation de collusion avec l’étranger qu’ils lançaient contre nous dans leur journal quelques jours avant le coup de force du 9 avril et quelques semaines après. Il est pénible de voir avec quelle hâte nos meilleurs amis – ceux qui savent le mieux à quoi s’en tenir sur notre compte – nous fuient dès que la répression s’abat sur nous. Je n’ose pas dire que c’est humain, car ce serait trop cruel pour l’humanité. Heureusement qu’il y a dey exceptions…

Je dois vous dire que la répression ne m’a pas pris au dépourvu. Du jour où le Gouvernement a abandonné la politique de M. Viénot – et je dois avouer que même sous le premier Gouvernement Blum[1], elle n’allait pas sans beaucoup de grincement – du jour où cet homme probe, honnête et clairvoyant est devenu compromettant même pour son chef de file qui n’a pas eu le courage de l’embarquer dans son deuxième ministère[2], du jour où la Prépondérance reprit le dessus sur le faible Guillon, l’hostilité croissante des autorités tunisiennes à 1’égard du Parti rendait le choc inévitable.

Mon court séjour à Paris, en octobre dernier, m’a profondément ancré dans cette conviction. Toutefois, je n’ai jamais pu désespérer tout à tart de la France et je pensais qu’au dernier moment, les esprits clairvoyants en France reconnaîtraient notre bonne volonté, notre sincérité et empêcheraient la catastrophe.

Malheureusement, la « masse d’intérêts » à laquelle se heurte le Parti en Tunisie, sûre de sa victoire, confiante dans sa force, persuadée qu’elle urait toujours avec elle la force française, s’est montré irréductible, intransigeante. Elle voulait la peau du Néo-Destour et boudait le Résident Général qu’elle trouvait trop mou dans sa lutte contre le Parti, car il avait choisi les voies judiciaires.

Et pourtant. Dieu sait si nous avons fait des concessions à la France, je dirais même à la colonie française en qui nous voyions, non sans raison, le principal obstacle à une politique de confiance et de compréhension franco-tunisienne.

Notre programme relativement modéré (autonomie intérieure dans le cadre et l’esprit des traités aboutissant à une large émancipation de la petite Tunisie dans l’orbite de la grande France, substitution pro­gressive dans nos relations avec la France, à la violence et à la force, de liens basés sur la solidarité des intérêts qui eux, seraient pra­tiquement indissolubles, etc…), ce programme relativement modéré nous a valu pourtant de furieuses attaques des Vieux-Destouriens fanatiques qui, dans leur presse française et arabe (La «Charte» et l’« Irada ») – donc au vu et au su de tout le monde – nous livraient à la vindicte publique comme traîtres à l’idéal destourien et agents de la France…

En fait, ce programme modéré qui tient compte de toutes les données du problème – en particulier des servitudes que nous imposent notre position géographique, notre sécurité et nos sentiments vis-à-vis du peuple français – nous ne nous sommes pas contentés de l’exprimer dans nos écrits ou dans les motions de nos congrès : nous avons eu le courage et la loyauté de le propager dans la masse, et grâce à notre prestige et à la sincérité de notre conviction, nous lui avons rallié l’immense majorité du peuple tunisien. A tel point que Cheikh Thaâlbi, chef et porte-drapeau des fanatiques du Vieux-Destour, malgré son prestige, a été reçu à coup de tomates et conspué par les populations du Sahel quand il essayé de nous discréditer à propos de notre programme en se posant le champion de l’indépendance totale, immédiate et sans étapes, quand il nous a reproché, comme une trahison, de tendre la main aux colons français (réunion d’El Aroussa[3] où j avais invité M. Mary, président de l’Association des Colons), et aux Juifs (incidents au Colisée)[4], d’accepter la cosouveraineté française et la politique des étapes… etc.

Or comme par hasard, c’est uniquement sur le parti des modérés (Néo-Destour) que la répression s’est acharnée. Aucun des Vieux-Destouriens n’a été inquiété. Même en cas d’erreur, il suffit de prouver qu’on est avec Taâlbi pour être remis immédiatement en liberté.

Je suis alors arruvé à me demander si l’arrivée de Cheikh Thaâlbi n’a pas donné lieu à quelques négociations et si le Gouvernement ne l’a pas jeté dans nos jambes comme agent provocateur avec mission soit le confisquer notre mouvement si la fusion réussit, soit de le disloquer ou de l’acculer à user de surenchère démagogique pour maintenir ses effectifs……..

à la fin de février, le Bureau Politique prend deux décisions.

1° Il convoque en session extraordinaire un Conseil National élargi pour prendre la température des militants et les mettre au courant de la situation.

2° II dépêche à Paris un de ses membres, Bahri Guiga, avec mission d’alerter les milieux politiques de Paris et nos amis sur la nouvelle attitude du Gouvernement – Suprême marque de confiance dans la France !

Le conseil National se réunit le 13 mars alors que Guiga était en route pour Paris. Il passe en revue des événements et vote une motion où il appuie la tactique du Bureau Politique et met en garde le Gouvernement contre les conséquences inévitables de son offensive contre le Parti.

On nous accusera plus tard d’avoir décidé secrètement dans ce Fonseil National le renversement du Gouvernement et le boycottage vstématique de l’impôt et du service militaire!!! Ce sera là le fameux

molot! Et on verra un commencement d’exécution dans le fait que certains rapports de police ont mis dans la bouche de certains de mes camarades, au cours de réunions tenues postérieurement au Conseil National, des appels au boycottage de l’impôt et du service militai­re!!!

Et voilà. Ce n’est pas plus malin que ça. Avec une pareille accusation,

on espère pouvoir nous envoyer dans quelque Ile du Diable ou dans une enceinte fortifiée, méditer le restant de notre vie sur les dangers qu’il y a à vouloir mettre un peu plus de justice et d’humanité dans les relations qui nous unissent à la France.

Quant à Guiga, les événements le trouvent encore à Paris où il a été arrêté[5]. A Tunis, après la réunion du Conseil National, les événements se précipitent. L’offensive du Gouvernement reprend avec plus d’ampleur. Les provocations se succèdent.

M. Ali Belhouane, professeur au Collège Sadiki et grand sympathisant du Néo-Destour, est brutalement révoqué pour avoir donné une confé­rence dans le local du Parti, en dehors de ses heures de service, intitulée : « Le rôle de la jeunesse dans l’action ». Le Parti refuse encore d’engager la lutte. Il se contente de protester et d’accueillir dans les colonnes de son journal un article de Belhaouane où il se défend contre les accusations portées contre lui dans le communiqué officiel. Quatre tournées de propagande sont décidées par le Bureau Politique afin d alerter les sections et de calmer les esprits surexcités. L’une, avec Ben Youssef et mon frère Mahmoud Bourguiba. La deuxième, avec le Dr Slimane et Youssef Rouissi (Béja, Souk El Arba…). La troisième, avec Nomra dans la Medjerda. La quatrième, avec Mongi Slim (région de Bizerte).

Le Gouvernement prend prétexte de ces tournées et des propos oi-disant subversifs prononcés au cours de ces tournées pour frapper «  à la tête ».

Le lundi 4 avril, j’apprends dans mon lit (j’étais alité depuis le Conseil National) l’arrestation du Dr Slimane et de son compagnon Rouissi à souk El Arba, à la suite d’un conciliabule entre le Résident Général et le Procureur de la République. L’avant-veille, samedi 2, le président de la section de Souk El Arba est arrêté. Je dépêche mon secrétaire Allala Laouiti sur les lieux pour éviter des bagarres.

Mais le lendemain, je donne l’ordre d’envoyer une circulaire à tout les sections pour organiser des manifestations pour le vendredi suivant, 8 avril, en signe de protestation. La circulaire part le 5. Mai le Gouvernement qui était déjà décidé à aller jusqu’au but, met l’embargo sur les lettres-circulaires au bureau de poste de Bab Souika, dans l’espoir d’y trouver des mots d’ordre compromettants. Ces lettres-circulaires ont été ouvertes en ma présence par le Juge d’Instruction militaire après les événements du 9.

Pendant ce temps, le mardi, le groupe Ben Youssef-Mahmoud Bourguiba, apprenant l’arrestation de Slimane, rentre précipitamment à Tunis, ainsi que Nouira d’ailleurs. Le mercredi, Ben Youssef et mon frère, convoqués par le Juge d’Instruction à Tunis, sont à leur tour mis sous mandat de dépôt. Le Bureau Politique du Parti était décimé. Les sections se préparent pour la grandiose manifestation du vendredi 8. La plupart n’avait pas reçu la circulaire du Parti, mais des émissaires ont pu les toucher.

Les arrestations continuent, toujours sous la même inculpation. Il ne m’était plus possible de ne pas accepter la bataille. Le vendredi, ce fut une journée mémorable pour le Parti : dans toute la Tunisie, fermeture de boutiques et défilés. Celui de Tunis, arrêté par les forces de police devant la Résidence Générale, fut particulièrement imposant : 80 000 hommes dont 10 000 femmes environ. Aucun incident.

Le Gouvernement n’ose pas heurter un pareil défilé. Une autre manifestation était prévue pour le dimanche suivant. Mais le Gouver­nement est décidé à l’empêcher.

Le samedi 9, alors que nous préparions la manifestation du lendemain (pour Tunis seulement), je reçois dans mon lit la visite – vers midi – de la délégation qui était allée voir le Premier Ministre. Le Gouvernement ne refusait pas de discuter avec une délégation et promettait de discuter avec elle les réformes essentielles. Je suggère de désigner pour cette délégation des camarades incarcérés.

Vers 3 heures, je reçois la visite inopinée du Dr Materi qui vient m’avertir que M. Guillon est décidé à s’opposer à la manifestation de dimanche, vu que l’état-major était déjà furieux à cause de la manifestation de vendredi et que je devais la décommander. Je refuse, le Gouvernement n’ayant donné aucune satisfaction au peuple.

Je m’aperçois alors qu’au sein du Gouvernement, deux tendances se sont successivement fait jour : une tendance favorable à la discussion (délégation du Premier Ministre), et une deuxième tendance décidée à user de la force coûte que coûte. Materi me quitte vers 3 heures et demie.

Or, à la même heure, Belhaouane, convoqué par le Juge d’Instruction était arrêté au Palais de Justice.

Un petit groupe d’étudiants (parmi lesquels Belhaouane était devenu popuulaire à cause de sa révocation et de la part qu’il avait prise au cours de la manifestation de vendredi) et des badauds entoure le Palais de Justice pour acclamer Belhaouane à sa sortie.

Cette petite manifestation était purement spontanée. Je l’ai toujours ignorée.

Le Gouvernement, apprenant par Materi que je me refusais à décommander la manifestation du lendemain dimanche, décide alors de frapper son grand coup. Il prend prétexte de la petite manifestation autour du Palais de Justice pour envoyer d’imposantes forces de gendarmerie et de troupes soi-disant pour dégager le Palais de Justice. A peine sur les lieux, c’est la fusillade : il était à peu près 16 heures ou 16 heures et demie.

De mon lit (Materi venait de me quitter et j’étais en train de rédiger mon article de fond pour le numéro de « L’Action »[6] qui devait paraître le lendemain), j’entends tout à coup la fusillade.

L’irréparable était accompli. Ce fut la chasse à l’homme. Vers 7 heures du soir, le Résident Général obtient du Bey le décret proclamant l’état de siège.

A 4 heures du matin (le dimanche), j’étais arrêté dans mon lit par un peloton de soldats et perquisitionné. Le soir, vers 6 heures, j’étais transféré de la prison civile à la prison militaire dans une cellule à double fermeture.

Depuis lors, les arrestations continuent à une cadence effrayante. Par dizaines, par centaines, par milliers, les militants et les sympathisants sont traînés dans les prisons, dans les casernes où ils sont l’objet de sévices et de voies de fait. Mais le Parti réagit avec souplesse et vigueur. Suivant à la lettre la tactique que je lui ai apprise, il s’organise pour durer, pour faire durer aussi longtemps que possible la résistance en évitant autant que possible les chocs inutiles et les massacres.

Un 2e Bureau Politique secret se forme. Il est à son tour arrêté. Un 3e lui succède. Même sort. Un 4e, un 5e qui est encore en fonction. Vous trouvez ci-joint un document qui montre l’activité du 4e Bureau Politique dont les membres sont poursuivis pour «l’excitation à la haine des races ».

Les actes de sabotage (actes purement individuels) continuent sans répit. La capacité de sacrifice du peuple est illimitée. D’un autre côté, le moral des prisonniers est excellent. Chacun est convaincu qu’il participe à une oeuvre de libération nationale qui ne peut réussir que par le sacrifice.

Le vieux-Destour n’a pas été inquiété.  Et c’est tant mieux. Cela adesillié les yeux des moins avertis. Ils sont finis! Surtout depuis la lettre de Thaâlbi parue sur un journal d’Égypte « El Masari »[7] où le vieux « renard ventru » justifie carrément la répression militaire du général Hanote. Cette lettre, reproduite sans commentaires par un journal de Tunis, « En-Nahdha », les a définitivement discrédités!!! …………………..

On s’est rabattu sur le dernier Conseil National qu’on accuse d’avoir décidé le boycottage des impôts et du service militaire. Ces deux questions ont bien fait l’objet d’un échange de vues au sein du Conseil National, mais comme moyen de résistance au cas où le Gouvernement s’engagerait dans la répression violente. C’était un moyen de pression qui avait l’avantage d’éviter les chocs dans la rue avec la troupe et les effusions de sang. Mais aucune décision n’a été prise à ce sujet, d’abord parce que le Conseil National n’a pas le droit de prendre de décisions et qu’une telle mesure est pratiquement illusoire dans un pays où les 4/5 des impôts sont des impôts indirects, frappant les objets de consomma­tion courantes et indispensables à la vie.

Il est vrai que dans une lettre personnelle que j’ai envoyée à Guiga à Paris le lendemain du Conseil National et qui a été interceptée (elle est entre les mains du Juge d’Instruction), je lui ai parlé de décisions prises en ce sens, mais c’était uniquement pour lui donner une idée de « la température » du Parti, secouer son indolence et l’inciter à redoubler d’effbrts, en vue d’obtenir de Paris quelques concessions qui seules cal­meraient nos militants[8]. En fait, pas de décisions proprement dites;

La preuve, c’est le procès-verbal des séances du Conseil National où se trouve un compte rendu détaillé des débats.

Enfin, on invoque les discours tenus par Ben Youssef, Slimane, Nouira, immédiatement après le Conseil National et qui inciteraient la foule à boycotter l’impôt et le service militaire. Or, de pareilles imputations, on les trouve même à propos de mes discours dans le Sahel, antérieurs au Conseil National, même en 1934 à la veille de la répression peyroutonienne, c’est-à-dire toutes les fois que le Gouverne­ment veut trouver un prétexte à la répression.

Enfin, un document irréfutable qui ne peut pas ne pas impressionner le Tribunal : c’est la circulaire du Bureau Politique saisie à la poste le 5 avril (4 jours avant l’état de siège et après l’arrestation de Slimane) et où il n’existe aucun mot d’ordre de boycottage explicite.

Voilà où nous en sommes.

Pendant ce temps, le Tribunal Militaire ne chôme pas. Les militants, les sympathisants, les comparses sont frappés avec une sévérité extraor­dinaire.

On compte sur l’effet de terreur. Dans le bled, les Sénégalais font la loi et se livrent à toutes sortes de brutalités. Le peuple plie et ne rompt pas.

J’ai tenu à vous tenir au courant de tout afin que vous puissiez faire connaître tout cela autour de vous et être documenté sur la genèse des événements.

Le peuple compte sur vous pour faire le nécessaire et contribuer à la victoire du génie français sur l’égoi’sme des flibustiers. Merci… Merci… Merci…

Habib BOURGUIBA

 


[1] Premier Ministère Blum: 6 juin 1936-22 juin 1937.

[2] Deuxième Ministère Blum : 13 mars-8 avril 1938. (N.D.L.R.)

 

[3] Voir Bourguiba, ma vie, mon œuvre (1934-1938), l’article de Bourguiba intitulé « Collaboration et duplicité » p.439.

[4] Voir dans le même tome l’article de Bourguiba « Mise au point » (après les incidents du Colisée), p.505 (N.D.L.R.)

[5]  Bahri Guiga a été arrêté à Paris le 24 avril 1938 à 5 heures. (N.D.L.R.)

[6] Voir Bourguiba, Ma Vie, mon Œuvre (1934-1938). l’article intitulé « la rupture», voir page 555.

[7] Voir page 525 de cet ouvrage. (N.D.L.R.)

[8] Voir Bourguiba, ma vie, mon oeuvre (1934-1938), page 548.

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